Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/226

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Jeudi, 9 heures du soir[1].

Tout obsédé que je suis d’idées tristes, je ne puis, mon Adèle bien-aimée, résister au désir de t’écrire. Et cependant qu’est-ce que ce papier pour me consoler dans ce moment ? ô Dieu ! je souffre, je souffre bien cruellement, moi qui ai vu pleurer mon Adèle et qui n’ai pu la prendre dans mes bras et essuyer toutes ses larmes de mes baisers. Me voici seul maintenant, et dans quel instant de ma vie ai-je jamais eu plus besoin qu’elle fût là ? Et encore, mon Adèle idolâtrée, tu serais là, que je ne pourrais t’exprimer tout ce que je sens, tout ce que je souffre, car en ce moment je n’ai pas un sentiment qui ne soit une souffrance. À quoi bon t’écrire ? est-ce que la millième partie de mes réflexions pourra trouver place dans cette lettre ? Que te dirai-je ? Hélas ! toute mon âme se soulève tumultueusement, et toutes les douleurs que j’éprouve sont également inexprimables. Tu m’as accusé de ne pas t’aimer, et ce reproche m’est bien amer, puisque ce qui me tourmente, et ce qui t’importune, c’est mon trop d’amour. Adèle, il est donc vrai que tu aurais été plus heureuse d’être aimée par quelque être tranquille et froid, qui n’eût connu ni la chaste susceptibilité, ni les délicates jalousies d’un grand amour ? Ce soir je t’ai parlé d’une violation des bienséances qui m’affligeait parce qu’elle te concernait ; il te faut une grande et sévère pudeur, Adèle, pour rester pure au milieu des inconvenances auxquelles on t’expose et que tes parents ne semblent pas remarquer. Ces idées, malheureusement trop fondées, m’ont jeté dans une rêverie triste qui t’a frappé, et là-dessus tu m’as reproché de ne pas t’aimer. — Cette lettre n’est pas écrite pour me plaindre, chère amie, est-ce que je vaux la peine d’être plaint par toi ? Pourtant j’ai ressenti ce soir une des afflictions les plus insupportables que je pouvais éprouver, celle de voir couler tes larmes... oui, je voudrais savoir si j’ai aujourd’hui commis à mon insu quelque crime qui m’ait mérité une telle douleur. Ô Adèle, que ne peux-tu en ce moment voir jusqu’au dernier repli de mon âme ! Si tu m’aimais réellement, de ta vie tu ne verserais une larme. Je suis bien malheureux ; quelle idée maintenant peut me consoler ? J’espère du moins que tu vas passer une bonne nuit pour me dédommager de l’insomnie qui

  1. Inédite.