Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/38

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16 mars.

J’avais perdu, Adèle, l’habitude du bonheur. J’ai éprouvé en lisant ton trop court billet toute la joie dont je suis sevré depuis près d’un an. La certitude d’être aimé de toi m’a sorti violemment de ma longue apathie. Je suis presque heureux. Je cherche des expressions pour te rendre mon bonheur, à toi qui en es la cause, et je n’en puis trouver. Cependant j’ai besoin de t’écrire. Trop de sentiments me bouleversent à la fois pour que je puisse vivre sans les épancher.

D’ailleurs, je suis ton mari et tu ne peux avoir de scrupules en correspondant avec ton mari. Nous sommes unis d’un lien sacré. Ce que nous faisons est légitime à nos yeux et le sera un jour aux yeux du monde entier. En nous écrivant, nous usons d’un droit, nous obéissons à un devoir. Aurais-tu d’ailleurs le courage, mon Adèle bien-aimée, de me priver si vite d’un bonheur qui est aujourd’hui tout pour moi ? Il faut que nous lisions tous deux mutuellement dans le fond de nos âmes. Je te le répète, si tu m’aimes encore, tu ne dois avoir aucun scrupule à m’écrire, puisque tu es ma femme.

Écris-moi donc, écris-moi souvent. Quand je tiens en mes mains un de tes billets adorés, je te crois près de moi. Ne m’envie pas au moins cette douce illusion. Marque-moi tout ce que tu penses, tout ce que tu fais. Nous vivrons ainsi l’un pour l’autre ; ce sera presque comme si nous vivions encore l’un avec l’autre. Je te donnerai également un journal de mes actions, car elles sont telles que tu peux toutes les connaître. Depuis un an, j’ai continuellement agi comme si j’avais été devant toi. Je serais bien heureux, Adèle, si tu pouvais m’en dire autant ! Tu me promets, n’est-ce pas, de me parler à l’avenir de tes plaisirs, de tes occupations, d’initier ton mari dans tous tes secrets ? Cultive ton talent charmant[1], mais que ce ne soit jamais pour toi qu’un talent charmant, jamais un moyen d’existence. Cela me regarde. Je veux que dans la vie, ce soit toi qui aies tout le plaisir, toute la gloire ; moi, toute la peine ; elle me sera douce, soufferte pour toi. Tu seras mon âme, je serai ton bras. J’ignore si tu pourras lire tout ce griffonnage. Hélas ! tout mon bonheur, à présent, consiste dans une espérance, celle que tu me répondras !

Ton mari.
  1. Adèle dessinait très agréablement.