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Cette nuit (20 octobre).

Cette lettre est en effet bien importante, Adèle ; car c’est de l’impression qu’elle produira sur toi que désormais tout dépend entre nous. Je vais essayer de rallier quelques idées calmes, et ce n’est, certes, pas le sommeil que j’aurai à combattre cette nuit. — Je vais avoir avec toi une conversation grave et intime, et je voudrais que ce pût être de vive voix, car je pourrais avoir sur-le-champ ta réponse que je vais attendre avec bien de l’impatience, et épier moi-même sur tes traits l’effet que te produiraient mes paroles, effet décisif pour notre avenir à tous deux.

Il est un mot, Adèle, que nous paraissons jusqu’ici avoir peur de prononcer, c’est le mot d’amour ; cependant, ce que j’éprouve pour toi est bien l’amour le plus véritable ; il s’agit de savoir si ce que tu ressens pour moi est aussi de l’amour. Cette lettre éclaircira ce doute sur la solution duquel repose toute ma vie.

Écoute. — Il y a au-dedans de nous un être immatériel, qui est comme exilé dans notre corps auquel il doit survivre éternellement. Cet être, d’une essence plus pure, d’une nature meilleure, c’est notre âme. C’est l’âme qui enfante tous les enthousiasmes, toutes les affections, qui conçoit Dieu et le ciel. Je prends les choses de haut, mais il le faut pour être parfaitement compris ; que ce style ne te semble pas singulier ; nous parlons de choses qui exigent un langage simple, mais élevé. Je poursuis. L’âme, si au-dessus du corps auquel elle est liée, resterait sur la terre dans un isolement insupportable, s’il ne lui était permis de choisir en quelque sorte parmi toutes les âmes des autres hommes une compagne qui partage avec elle le malheur dans cette vie et le bonheur dans l’éternité. Lorsque deux âmes, qui se sont ainsi cherchées plus ou moins longtemps dans la foule, se sont enfin trouvées, lorsqu’elles ont vu qu’elles se convenaient, qu’elles se comprenaient, qu’elles s’entendaient, en un mot qu’elles étaient pareilles l’une à l’autre, alors il s’établit à jamais entre elles une union ardente et pure comme elles, union qui commence sur la terre pour ne pas finir dans le ciel. Cette union est l’amour, l’amour véritable, tel à la vérité que le conçoivent bien peu d’hommes, cet amour qui est une religion, qui divinise l’être aimé, qui vit de dévouement et d’enthousiasme et pour qui les plus grands sacrifices sont les plus doux plaisirs. C’est l’amour tel que tu me l’inspires, tel que tu le sentiras certainement un jour pour quelque autre que moi, si, pour mon