Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/62

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Jeudi (1er novembre).

J’ai réfléchi longtemps et bien longtemps, Adèle, à cette réponse. Dois-je, puis-je te satisfaire ? Il y avait plutôt dans ta lettre de la compassion que de la tendresse ; je te remercie d’avoir quelque pitié de moi, car je suis en effet bien à plaindre sous plus d’un rapport. Il me semble, s’il faut te dire ce que j’ose à peine me dire à moi-même, que tes lettres se refroidissent encore. Un moment, tu étais redevenue telle qu’il y a deux ans ; mais en ce moment... Adèle, interroge-toi bien, je crains que cette fatale épreuve de dix-huit mois n’ait détruit tout le bonheur de ma vie en diminuant ta première affection pour moi ; je ne puis être heureux d’être aimé à demi. Vois, cherche en toi-même avec candeur et sans t’étourdir si durant cette longue absence tu ne m’as pas oublié un seul instant. Je t’ai plusieurs fois fait cette question sans obtenir de réponse directe. Réponds-moi, je t’en supplie, la vérité ; je la devinerais si tu ne me la disais pas, et c’est de ta bouche et non de mes conjectures que je veux recevoir la vie ou la mort.

Adèle, tu le vois, un regard froid ou un mot indifférent de toi suffisent pour me replonger dans tous mes insupportables doutes, et certes, de toutes mes souffrances, celle-là est bien sans contredit la plus grande ; elle me va au cœur. Toutes les autres passeront, mais celle-là, qui pourra m’en consoler ? Et qui sait si, même après la mort, on peut oublier qu’on n’est plus aimé ?

Si tu n’étais qu’une femme ordinaire[1], Adèle, j’aurais tort de te montrer combien ton image est profondément gravée dans mon âme, j’aurais tort de te laisser voir cet amour d’esclave qui asservit tout mon être au tien ; une femme ordinaire n’y comprendrait rien et ne verrait d’autre avantage dans cette invincible passion que la faculté d’être indifférente et la commodité de pouvoir tout se permettre avec un homme dont elle serait sûre. Une femme ordinaire dont on voudrait exalter l’attachement aurait besoin qu’on fût avec

  1. « Il faut, Victor, que je te dise que tu as tort de me croire au-dessus des autres femmes ; sûrement, je n’attache pas à mon bonheur, comme la plupart, à des frivolités, à ce qui flatte la vanité, non sûrement, d’ailleurs si j’étais telle, m’aimerais-tu ?… au reste, si tu trouves qu’une femme qui ne vivra que pour toi et qui rapportera tout à toi, puisse te sembler digne de faire ton bonheur, tu ne seras jamais désabusé. » (Reçue le 30 octobre 1821.)