Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/68

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serait complet, chère Adèle, si je pouvais te voir quelquefois seule et jouir du charme de ton intimité. Je te soumettrais toutes ces opinions auxquelles tu me reproches de tenir si fort ; il n’y a en effet que toi qui puisses me faire changer. J’essaierais aussi quelquefois de détruire celles de tes idées qui me semblent étrangères à ton heureuse nature. Elles ont presque toutes une noble source, trop de modestie et d’ignorance de toi-même. Tu me dis, par exemple, que tu n’es pas capable d’apprécier le talent poétique[1]. Cette assertion est tellement singulière pour moi qui te connais mieux que tu ne te connais, qu’elle m’aurait fait sourire, si j’y avais été disposé. J’y répondrai, en me mettant, bien entendu, tout à fait de côté, et tu ne me feras certainement pas l’injure de croire que je puis mêler quelque idée d’amour-propre personnel à des réflexions aussi générales.

En deux mots, la poésie, Adèle, c’est l’expression de la vertu ; une belle âme et un beau talent poétique sont presque toujours inséparables. Tu vois donc que tu dois comprendre la poésie ; elle ne vient que de l’âme et peut se manifester aussi bien par une belle action que par un beau vers. Ceci exigerait de longs développements ; mais tu vois combien dans un entretien intime je pourrais te révéler dans ton propre cœur de trésors que tu ignores. Ce bonheur m’est encore interdit. Je l’espère avec tous les autres.

Adieu, ma bien-aimée Adèle, pense à moi et écris-moi une bien longue lettre ; elle me paraîtra toujours bien courte. Permets à ton mari de t’embrasser tendrement. Adieu, adieu.

Surtout, ne me parle plus de travailler, etc., etc.[2]. Chaque fois que tu touches cette corde, tu m’affliges vivement. Aie quelque croyance en mes forces, c’est à moi de travailler pour toi, et le bonheur de fonder ton avenir m’appartient comme tout ce qui a rapport à toi. Adieu ; écris-moi bien long.

  1. « ... Ce n’est pas, je l’avoue, ton esprit et le talent que tu peux avoir, que je ne sais malheureusement pas apprécier, qui ont fait la moindre impression sur moi... » (Reçue le 10 novembre 1821.)
  2. « Que n’ai-je une fortune à t’apporter, tous les obstacles seraient levés. Faut-il donc regretter ce que je désire le moins ? Que ne puis-je travailler, si j’y voyais au bout toi. » (Reçue le vendredi 9 novembre.)