Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome I.djvu/74

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l’avenir ou du passé ; car dans l’ordre des choses idéales comme dans l’ordre des choses réelles, tout ce qui est lointain est vague. L’âme alors croit souffrir et souffre en effet ; toutes les images riantes se ternissent, toutes les images tristes s’obscurcissent. Qu’un bonheur lui arrive tout-à-coup, le brouillard se lève, tout reprend sa forme et sa couleur, et l’on s’étonne de s’être affligé. Voilà ce qui m’arrivera ce soir quand je te verrai ; je ne songerai plus qu’au bonheur d’être auprès de toi et à l’espérance d’être un jour à toi.

Cependant, Adèle, tu t’effraies, dis-tu, d’épouser un si jeune homme ; tu crains que je ne me repente un jour de m’être engagé, etc., etc.[1]. C’est avec peine que je répète ces cruelles expressions. Je ne croyais pas jusqu’ici t’avoir donné le droit de me croire changeant. Tu dis que tu n’espères pas me rendre tout ce que j’ai perdu. Réfléchis un peu, Adèle, et demande-toi à toi-même si tu n’es pas sûre d’être tout pour moi. Ce que j’ai perdu, il n’y a que toi qui puisses me le rendre ; mais tu me le rendras, et au delà. Ce dernier mot m’est échappé, je devrais l’effacer peut-être ; mais il est trop vrai que l’amour tel que je l’éprouve est au-dessus de toutes les affections et qu’une épouse est plus qu’une mère. Hélas ! devrais-je te dire tout cela ? Mais pourquoi te cacherais-je une seule de mes pensées ? Dieu sait que jamais mère n’a été aimée comme j’aimais ma noble mère ; Dieu sait aussi que jamais femme n’a été adorée comme j’adore la mienne.

Je crains quelquefois, mon amie, que tu n’aies pas tout pardonné à la mémoire de ma mère[2] ; je voudrais que tu l’eusses connue, je voudrais qu’elle t’eût connue. Elle m’a rendu bien longtemps malheureux parce qu’elle poussait trop loin le désir de me voir heureux. Son seul tort est de ne pas avoir deviné ta belle âme ; elle était cependant bien digne de la comprendre. Pourquoi l’ai-je, pourquoi l’as-tu perdue ? Aujourd’hui peut-être nous serions unis. Ma longue douleur, ma profonde mélancolie commençait à la vaincre ; elle avait vu tout échouer auprès de moi et ne m’eût

  1. « ... Tu me dis aussi que tu désires te retrouver en famille, hélas ! tu pourras être avec ta femme, mais je ne te rendrai pas ce que tu as perdu. Je tremble, je l’avoue, lorsque je pense que j’épouserai un si jeune homme. Sans doute tu penses réellement à me rendre heureuse, mais penseras-tu toujours de même ? Quand je songe à ton âge, combien tu as peu vécu pour entrer en ménage, j’ai peur que tu ne te repentes un jour de t’être engagé. » (Reçue le l0 novembre 1821.)
  2. « ... Tu me dis que tu crains que je n’aie pas tout pardonné à ta mère. Je puis t’assurer que je l’ai bien sincèrement regrettée. J’ai toujours eu pour elle beaucoup d’estime et quoique sa manière d’agir avec nous dans les derniers temps de sa vie n’ait pas été très louable, je lui ai en tout temps conservé les sentiments que je lui avais voués. Ta mère, cher Victor, était une femme qui vous aimait exclusivement… Je n’ai jamais trouvé extraordinaire qu’elle ne voulût pas de ce mariage, à sa place j’en aurais fait autant. Mais les moyens qu’elle a mis en œuvre prouvaient qu’elle vous sacrifiait tout. C’était pour toi qu’elle me perdait, pour ton bonheur. » (Reçue le 28 novembre 1821, jour de sa naissance.)