Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome II.djvu/248

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mement délicate et sur laquelle je m’ouvre à vous, ne pouvant vous donner une marque plus complète de confiance. À vous. À vous seul. Voici la chose :

Auguste va publier en ce moment même un livre[1]. Ce livre, dont je connais beaucoup de pages, est une chose grande, large, profonde et vivante, une des plus vigoureuses pousses de son esprit original et puissamment enclin au vrai. Cependant c’est un livre de critique, un livre de vaillance et de lutte, un livre batailleur, et qui fait rude guerre. Or, s’il semble sortir de Guernesey et de Hauteville-House le même jour que les Contemplations, on accouplera tout naturellement les deux ouvrages, et les Contemplations perdront leur calme, leur deuil, leur sérénité religieuse, et feront presque un effet contraire à celui qu’elles doivent produire. Voilà ce que je ne puis dire à Auguste et ce que je dis à vous. Vous me comprendrez sans que je développe. Il serait important d’espacer les deux ouvrages. Huit Jours suffiraient. J’entendais Auguste dire tout à l’heure que vous enverriez son livre et le mien aux journaux le même jour. Ce serait me faire perdre l’attitude qu’il m’importe de conserver, et cela sans aucun avantage pour lui. Je suis maintenant hors des luttes littéraires, et j’y dois rester. Avisez donc, je vous prie, à ce que cette espèce de choc de deux livres n’ait pas lieu[2]. Cela vous est facile. Je confie ceci à la discrétion de votre amitié pour les deux.

Encore un mot pour clore. Il va sans dire que, si le livre de notre ami était prêt et qu’un retard de quelques jours pût lui porter le moindre préjudice, tout ce que j’écris ici serait regardé par vous comme non avenu ; mais, j’y insiste, il vient de me dire que son livre, vu le clichage, ne pourrait paraître avant le 25 ou le 30, vous feriez brocher quelques exemplaires pour les faire porter aux journaux en même temps que les Contemplations. C’est cette coïncidence que je crains, inutile pour lui, au moral inopportun pour moi. Ce fait, singulier, de la publication le même jour par le même groupe d’exil, — poésie par l’un, critique par l’autre, ne semblera pas fortuit, mais arrangé. L’honnête interprétation à laquelle j’ai été en butte toute ma vie s’en emparera, la commentera ; je deviendrai à l’instant même un homme jouant la poésie, jouant le calme, etc., et faisant faire des exécutions (Sainte-Beuve, Planche, etc.) par un autre. Cela est hideusement bête ; c’est une raison pour que cela se dise beaucoup et pour que cela se croie très fort. Empêchez donc cette coïncidence, je vous prie, si tout cela vous paraît vrai comme cela me semble évident, et faites-moi paraître à part et le plus tôt possible, vous ma chère et infatigable providence[3].

  1. Profils et Grimaces.
  2. Les Contemplations sont annoncées dans la Bibliographie de la France au n° du 26 avril 1856 et Profils et Grimaces dans le n° du 14 juin.
  3. Bibliothèque Nationale.