Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Correspondance, tome II.djvu/547

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Du reste, si par suite, la vente en volumes faiblit, ce fléchissement ne sera que momentané.

Je pense en outre que tout le monde comprendra bien que cette publication en feuilletons n’est point une inconséquence de ma part ; d’abord que je n’y suis pour rien, c’est le fait de l’éditeur ; ensuite que la question pour moi, c’est que le livre soit préalablement publié en entier. Or il l’est.

Je vous écris tout ceci un peu au hasard, à travers le chagrin que j’ai s’il est vrai que je vous aie, bien involontairement, attristé. N’oubliez pas que vous êtes, avec quelques êtres chers, le fond même de mon cœur. Je vous prie de me pardonner ma bêtise, et je vous serre dans mes bras[1].


À Paul de Saint-Victor.


Hauteville-House, 4 avril 1866.

On écrirait un livre rien que pour vous faire écrire une page[2]. Ô frère de mon esprit, je vous salue et je vous remercie. Quand l’édifice est bâti, c’est vous qui mettez sur le faîte le drapeau de lumière. Vous créez sur une création ; vous êtes le magnifique explicateur ; vous écrivez le poëme du poëme, le mot du sphinx, le cri des profondeurs. Cette grande critique que vous faites est en même temps une grande philosophie ; elle marque dans notre temps comme une traînée de flamme au milieu de l’ombre. Vous êtes un des sauveurs de l’idéal. Cette gloire s’attachera à votre nom.

Ce qui échappe à la mer n’échappe pas à la femme ; tel est le sujet de ce livre, et comme vous l’avez compris ! et comme vous le faites comprendre ! Pour être aimé, Gilliatt fait tout, Ebenezer rien ; et c’est Ebenezer qui est aimé. Ebenezer a la beauté de l’âme et du corps, et avec ce double rayon il n’a qu’à paraître pour triompher. Gilliatt lui aussi a ces deux beautés, mais le masque du travail terrible est dessus. C’est de sa grandeur même que vient sa défaite.

Je me laisse aller à causer avec vous. Je viens de vous lire, et il me semble que c’est un dialogue entamé. Quand vous verrai-je ? Quand me sera-t-il donné de serrer cette main qui a écrit tant de pages superbes et profondes, et qui fait la critique chef-d’œuvre ! Dites-vous que vous êtes un des points d’appui du poëte solitaire. Une page de vous est un cordial. Il y a entre vous et moi un mystérieux va-et-vient d’âme à âme. Vous me dites : Courage ! et je vous dis : Merci !

  1. Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice.
  2. Feuilleton sur Les Travailleurs de la Mer. La Presse, 4 avril 1866.