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soirement et l’on m’a remis un permis de séjour à Bruxelles pour trois mois. Maintenant la Belgique a-t-elle trois mois devant elle ? Question[1].

Mon Victor, il faut que je te gronde à mon tour. Ta mère me dit que tu es triste. Oh ! je t’en supplie, mon pauvre doux enfant, ne te décourage pas. Tu as été vaillant et fort jusqu’à ce jour. Continue. Prends ta cellule comme je prends ma proscription. Une seule chose pourrait m’ôter ici ma sérénité, ce serait la pensée que tu souffres et que tu te laisses abattre. Je suis sans force contre ce qui vous frappe, chers enfants. Relève-toi donc, reprends ta gaieté, reprends ta fierté, rappelle-toi ce que tu m’écrivais toi-même quand tu me supposais atteint. Tout ceci est une grande lutte. Traversons-la grandement. C’est un honneur pour vous, c’est un orgueil pour moi que vous y soyez mêlés si jeunes, mes enfants, que vous y ayez déjà vos chevrons et vos cicatrices et que j’aie, moi, le droit de dire à ceux qui combattent avec nous pour le progrès : j’ai souffert dans moi et dans mes fils.

Et puis, songes-y, ces six mois passeront. Qui sait, même, si le régime actuel durera six mois ? Cela va grand train. Il y a d’excellents signes : le Montalembert, le Rouher[2] et le Dupin donnent leur démission. C’est que la baraque se lézarde : les rats s’en vont.

Écris-moi donc une bonne lettre joyeuse et courageuse, ce sera la joie de ta mère, si bonne et si noble, et ce sera ma consolation à moi qui suis seul. Je t’embrasse, cher fils[3].


À Madame Victor Hugo.


Bruxelles, mercredi 28 janvier.

Je commence, chère amie, par te remercier de tout et pour tout. Cette lettre te sera portée par madame de Kisseleff. J’ai passé hier chez elle une charmante soirée ; elle m’a fait dîner avec Girardin que je n’avais pas encore vu en effet. Il était venu chez moi et j’étais allé chez lui, sans que nous nous fussions rencontrés. Girardin m’a dit : Terminez vite votre livre, si vous voulez qu’il paraisse avant la fin de ceci. — Cependant je l’ai trouvé par un certain côté sceptique et bonapartiste. Il m’a dit : Mme  de Girardin est aussi

  1. Des bruits couraient sur l’annexion de la Belgique à la France.
  2. Eugène Rouher, avocat, se fit élire en 1848, comme républicain, représentant du Puy-du-Dôme, mais prit place à droite ; en 1849 il se sépara de la majorité pour soutenir la politique de Louis Bonaparte dont il suivit la fortune dès que l’empire triompha ; il fut plusieurs fois ministre et l’élasticité de sa conscience lui fit plaider les procès les plus contraires avec la même conviction ; il rejoignit l’impératrice après le 4 septembre 1870, mais rentra en France et poursuivit son rôle politique jusqu’en 1881.
  3. Actes et Paroles. Pendant l’exil. Historique. Édition de l’Imprimerie Nationale.