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DE LORCH À BINGEN.

près d’un tombeau ouvert et vide. — C’est dans cette salle basse qu’il expira et que Liba mourut de le voir mourir.

Les ruines font vivre les contes, et les contes le leur rendent.

J’ai passé plusieurs heures dans les décombres, assis sous d’impénétrables broussailles et laissant venir les idées qui me venaient. Spiritus loci. Ma prochaine lettre vous les portera peut-être.

Cependant la faim aussi m’était venue, et, vers trois heures, grâce au chevrier français dont les belles voyageuses m’avaient parlé et que j’avais heureusement rencontré, j’ai pu gagner un village au bord du Rhin, qui est, je crois, Trechtingshausen, l’ancien Trajani Castrum.

Il n’y avait là pour toute auberge qu’une taverne à bière et pour tout dîner qu’un gigot fort dur, dont un étudiant, lequel fumait sa pipe à la porte, essaya de me détourner en me disant qu’un anglais affamé, arrivé une heure avant moi, n’avait pu l’entamer et s’y était rebuté. Je n’ai pas répondu fièrement comme le maréchal de Créqui devant la forteresse génoise de Gavi : Ce que Barberouße n’a pu prendre, Barbegrise le prendra ; mais j’ai mangé le gigot.

Je me suis remis en marche comme le soleil baissait.

Le paysage était ravissant et sévère. J’avais laissé derrière moi la chapelle gothique de Saint-Clément. J’avais à ma gauche la rive droite du Rhin, chargée de vignes et d’ardoises. Les derniers rayons du soleil rougissaient au loin les fameux coteaux d’Asmanshausen, au pied duquel des vapeurs, des fumées peut-être, me révélaient Aulhausen, le village des potiers de terre. Au-dessus de la route que je suivais, au-dessus de ma tête, se dressaient, échelonnés de montagne en montagne, trois châteaux : le Reichenstein et le Rheinstein, démolis par Rodolphe de Habsbourg et rebâtis par le comte palatin ; et le Vaugtsberg, habité en 1348 par Kuno de Falkenstein et restauré aujourd’hui par le prince Frédéric de Prusse. Le Vaugtsberg a joué un grand rôle dans les guerres du droit manuel. L’archevêque de Mayence l’engagea un jour à l’empereur d’Allemagne pour quarante mille livres tournois. Ceci me rappelle que, lorsque Thibaut, comte de Champagne, ne sachant comment s’acquitter vis-à-vis de la reine de Chypre, vendit à son très cher seigneur Louis roi de France la comté de Chartres, la comté de Blois, la comté de Sancerre et la vicomté de Châteaudun, ce fut également pour la somme de quarante mille livres. Aujourd’hui, quarante mille livres, c’est le prix dont un huissier retiré paie sa maison de campagne à Bagatelle ou à Pantin.

Cependant je faisais à peine attention à ce paysage et à ces souvenirs. Depuis que le jour déclinait, je n’avais plus qu’une pensée. Je savais qu’avant d’arriver à Bingen, un peu en deçà du confluent de la Nahe, je rencontre-