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LE RHIN.

ment impossible que, vers le seizième ou le dix-septième siècle, après Luther, après Érasme, des bourgmestres esprits forts aient utilisé la tour de Hatto, et momentanément installé quelque taxe et quelque péage dans cette ruine mal hantée. Pourquoi pas ? Rome a bien fait du temple d’Antonin sa douane, la dogana. Ce que Rome a fait à l’histoire, Bingen a bien pu le faire à la légende.

De cette façon, Mauth aurait raison et Maüse n’aurait pas tort.

Quoi qu’il en soit, depuis qu’une vieille servante m’avait conté le conte de Hatto, la Mäusethurm avait toujours été une des visions familières de mon esprit. Vous le savez, il n’y a pas d’homme qui n’ait ses fantômes, comme il n’y a pas d’homme qui n’ait ses chimères. La nuit, nous appartenons aux songes ; tantôt c’est un rayon qui les traverse, tantôt c’est une flamme ; et, selon le reflet colorant, le même rêve est une gloire céleste ou une apparition de l’enfer. Effet de feux de Bengale qui se produit dans l’imagination.

Je dois dire que jamais la tour des rats, au milieu de sa flaque d’eau, ne m’était apparue autrement qu’horrible.

Aussi, vous l’avouerai-je ? quand le hasard, qui me promène un peu à sa fantaisie, m’a amené sur les bords du Rhin, la première pensée qui m’est venue, ce n’est pas que je verrais le dôme de Mayence, ou la cathédrale de Cologne, ou la Pfalz, c’est que je visiterais la Tour des Rats.

Jugez donc de ce qui se passait en moi, pauvre poëte croyeur, sinon croyant, et pauvre antiquaire passionné que je suis. Le crépuscule succédait lentement au jour, les collines devenaient brunes, les arbres devenaient noirs, quelques étoiles scintillaient, le Rhin bruissait dans l’ombre, personne ne passait sur la route blanchâtre et confuse, qui se raccourcissait pour mon regard à mesure que la nuit s’épaississait, et qui se perdait, pour ainsi dire, dans une fumée à quelques pas devant moi. Je marchais lentement, l’œil tendu dans l’obscurité ; je sentais que j’approchais de la Maüsethurm, et que dans peu d’instants cette masure redoutable, qui n’avait été pour moi jusqu’à ce jour qu’une hallucination, allait devenir une réalité.

Un proverbe chinois dit : Tendez trop l’arc, le javelot dévie. C’est ce qui arrive à la pensée. Peu à peu cette vapeur qu’on appelle la rêverie entra dans mon esprit. Les vagues rumeurs du feuillage murmuraient à peine dans la montagne ; le cliquetis clair, faible et charmant d’une forge éloignée et invisible arrivait jusqu’à moi ; j’oubliai insensiblement la Maüsethurm, les rats et l’archevêque ; je me mis à écouter, tout en marchant, ce bruit d’enclume, qui est parmi les voix du soir une de celles qui éveillent en moi le plus d’idées inexprimables ; il avait cessé que je l’écoutais encore,