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BINGEN.

où s’enfonce et se perd la grande clarté blanche du Rhin. Des brumes de crêpe montent lentement de l’horizon au zénith ; le petit dampfschiff de Mayence à Bingen vient prendre sa place de nuit le long du quai, vis-à-vis de l’hôtel Victoria ; les laveuses, leurs paquets sur la tête, s’en retournent chez elles par les chemins creux ; les bruits s’éteignent, les voix se taisent ; une dernière lueur rose, qui ressemble au reflet de l’autre monde sur le visage blême d’un mourant, colore encore quelque temps, au faîte de son rocher, l’Ehrenfels, pâle, décrépit et décharné. — Puis elle s’efface, — et alors il semble que la tour de Hatto, presque inaperçue deux heures auparavant, grandit tout à coup et s’empare du paysage. Sa fumée, qui était sombre pendant que le jour rayonnait, rougit maintenant peu à peu aux réverbérations de la forge, et, comme l’âme d’un méchant qui se venge, devient lumineuse à mesure que le ciel devient noir.

J’étais, il y a quelques jours, sur la plate-forme du Klopp, et, pendant que toute cette rêverie s’accomplissait autour de moi, j’avais laissé mon esprit aller je ne sais où, quand une petite croisée s’est subitement ouverte sur un toit au-dessous de mes pieds, une chandelle a brillé, une jeune fille s’est accoudée à la fenêtre, et j’ai entendu une voix claire, fraîche, pure, — la voix de la jeune fille, — chanter ce couplet sur un air lent, plaintif et triste :

Plas mi cavalier frances,
E la dona catalana,
E l’onraz del ginoes,
E la court de castelana,
Lou cantaz provençales,
E la danza trevisana,
E lou corps aragones,
La mans a kara d’angles,
E lou donzel de Toscana.

J’ai reconnu les joyeux vers de Frédéric Barberousse, et je ne saurais vous dire quel effet m’a fait, dans cette ruine romaine métamorphosée en villa de notaire, au milieu de l’obscurité, à la lueur de cette chandelle, à deux cents toises de la Tour des Rats changée en serrurerie, à quatre pas de l’hôtel Victoria, à dix pas d’un bateau à vapeur omnibus, cette poésie d’empereur devenue poésie populaire, ce chant de chevalier devenu chanson de jeune fille, ces rimes romanes accentuées par une bouche allemande, cette gaîté du temps passé transformée en mélancolie, ce vif rayon des croisades perçant l’ombre d’à présent et jetant brusquement sa lumière jusqu’à moi, pauvre rêveur effaré.

Au reste, puisque je vous parle ici des musiques qu’il m’est arrivé d’en-