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HEIDELBERG.

Héros à double profil dans lequel la providence ébauchait d’avance ces deux grands hommes.

Vu à vol d’oiseau, le château de Heidelberg présente à peu près la forme d’un F, comme si le hasard avait voulu faire du magnifique manoir la gigantesque initiale de ce victorieux Frédéric, son plus illustre habitant.

Le grand jambage de l’F est parallèle au Neckar et regarde la ville, que le château domine à mi-côte. Le grand bras, qui part à angle droit de l’extrémité supérieure du jambage, s’étend au-dessus d’un vallon qui le sépare des montagnes de l’est. Le petit bras du milieu, raccourci encore par les ruines qui le terminent, fermait le château à l’ouest du côté des plaines du Rhin, et tournait vers le mont Geissberg les tours qu’il semble tenir encore dans son poignet brisé.

Il y a de tout dans le manoir de Heidelberg. C’est un de ces édifices où s’accumulent et se mêlent les beautés éparses ailleurs. Il y a des tours entaillées comme à Pierrefonds, des façades-bijoux comme à Anet, des moitiés de douves tombées d’un seul morceau dans le fossé comme au Rheinfels, de larges bassins tristes, croulants et moussus comme à la villa Pamfili, des cheminées de rois pleines de ronces comme à Meung-sur-Loire, de la grandeur comme à Tancarville, de la grâce comme à Chambord, de la terreur comme à Chillon.

Les traces des assauts et de la guerre sont là partout. Vous ne pouvez vous figurer avec quelle furie les français en particulier ont ravagé ce château de 1689 à 1693. Ils y sont revenus à trois ou quatre reprises. Ils ont fait jouer la mine sous les terrasses et dans les entrailles des maîtresses tours ; ils ont mis le feu aux toitures ; ils ont fait éclater des bombes à travers les Dianes et les Vénus des plus délicates façades. J’ai vu des traces de boulets dans les chambranles de ces ravissantes fenêtres du rez-de-chaussée de la salle des Chevaliers par où sautait la palatine, afin de tâcher de devenir homme. Cette même palatine, si spirituelle, si méchante et si désespérée d’être fille, a été plus tard la cause de la guerre. Chose bizarre, il y a des villes qui ont été perdues par des femmes qui étaient des merveilles de beauté ; ce miracle de laideur a perdu Heidelberg.

Pourtant, quelle que soit la dévastation, lorsqu’on monte au château par les rampes, les voûtes et les terrasses qui y conduisent, on regrette que le grand côté tourné vers la ville, bien qu’admirablement composé, à son extrémité ouest, d’une tour éventrée qui a été la grosse tour ; à son extrémité orientale, d’une belle tour octogone qui a été la tour de la cloche ; et à son centre, d’un hôtel à deux pignons, dans le style de 1600, qui a été le palais de Frédéric IV ; on regrette, dis-je, que tout ce grand côté ait quelque monotonie. J’avoue que j’y désirerais une ou deux brèches. Si