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LE RHIN.

maîtres quand il n’était pas ivre, et ce masque hideusement joyeux fait peur. Ce n’est même plus le rire d’un bouffon qui se moque, c’est le ricanement d’un démon qui se venge. Dans cette ruine pleine de fantômes, Perkeo aussi est un spectre.

Pardon, cher Louis, si je profite de la transition ; mais, à propos de fantômes, je puis bien vous parler de revenants. Il y en a, dit-on, et beaucoup, dans le manoir de Heidelberg. Ils s’y promènent dans les nuits de pleine lune et dans les nuits d’orage. Tantôt c’est Jutha, la femme d’Anthyse, duc des francs, qui s’assied, pâle et couronnée, sous les petites ogives de la gloriette de Louis le Barbu. Tantôt ce sont les deux francs-juges, deux chevaliers noirs qu’on voit marcher à côté de la statue de Jupiter sur la frise inaccessible du palais d’Othon-Henri. Tantôt ce sont les musiciens bossus, démons familiers qui sifflent des airs sataniques dans les combles de la chapelle. Tantôt c’est la Dame Blanche qui passe sous les voûtes, et dont on entend la voix. C’est cette dame blanche qui apparut, dit-on, en 1655 dans le rittersaal d’Othon-Henri au comte Frédéric de Deux-Ponts et lui prédit la chute du Palatinat. Du temps des palatins, elle se montrait chaque fois qu’un des souverains du pays devait mourir. Elle ne revient pas pour les grands-ducs de Bade. Il paraît qu’elle ne reconnaît point le traité de Lunéville.

Voilà, cher Louis, les diables que les touristes cherchent dans ce vieux palais. Quant à moi, je dois en convenir, je n’y ai vu d’autres diables, et même d’autres touristes, qu’un jour, vers midi, deux de ces immenses ramoneurs de la Forêt-Noire, lesquels étaient venus visiter en artistes et en connaisseurs la phénoménale cheminée des palatins, et s’extasiaient dessous, et qui, tout noirs, avec leurs dents blanches, agitant de leurs deux bras ce vaste manteau qu’ils portent en châle, avaient l’air de deux grandes chauves-souris de l’Odéon mettant en scène Robin-des-Bois dans les ruines de Heidelberg.

Aucun genre de dévastation n’a manqué à ce château. Jusqu’ici je vous ai parlé de M. de Tilly, du comte de Birkenfeld, du maréchal de Lorges, de l’empereur d’Allemagne et du roi de France, des grands démolisseurs. Je ne vous ai rien dit des petits. Quand on regarde la trace des lions on n’aperçoit pas celle des rats. Heidelberg a eu pourtant ses rats. Les ravageurs infimes, les architectes officiels, se sont rués sur ce monument comme s’il était en France, comme s’il était à Paris. Des invalides qu’on y avait logés ont mutilé le vieil édifice avec une haine de ruine à ruine. Ils ont complètement démoli deux frontons sur quatre dans la chambre à coucher d’Othon-Henri. Des anglais ont brisé à coups de marteau pour les emporter les cariatides-pilastres de la salle à manger. Un architecte, chargé de construire