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LE RHIN.

se refléter en lui. À l’époque où nous nous sommes placés, quatrevingt-dix-huit états entraient dans cette vaste agglomération qu’on appelait l’empire d’Allemagne, et s’étageaient sous les pieds de l’empereur ; et dans ces quatrevingt-dix-huit états étaient représentés, sans exception, tous les modes d’établissements politiques qui se reproduisaient en Europe sur une plus grande échelle. Il y avait les souverainetés héréditaires, au sommet desquelles se posaient un archiduché, l’Autriche, et un royaume, la Bohême ; les souverainetés électives et viagères, parmi lesquelles les trois électorats ecclésiastiques du Rhin occupaient le premier rang ; enfin il y avait les soixante-dix villes libres, c’est-à-dire les républiques.

L’empereur alors, comme empereur, n’avait que sept millions de rente. Il est vrai que l’extraordinaire était considérable, et que, comme archiduc d’Autriche et roi de Bohême, il était plus riche. Il tirait cinq millions de rente rien que de l’Alsace, de la Souabe et des Grisons, où la maison d’Autriche avait sous sa juridiction quatorze communautés. Pourtant, quoique le chef du corps germanique eût en apparence peu de revenu, l’empire d’Allemagne au dix-septième siècle était immense. Il atteignait la Baltique au nord, l’Océan au couchant, l’Adriatique au midi. Il touchait l’empire ottoman de Knin à Szolnock, la Hongrie à Boszormeny, la Pologne de Munkacz à Lauenbourg, le Danemark à Rendburg, la Hollande à Groningue, les Flandres à Aix-la-Chapelle, la Suisse à Constance, la Lombardie et Venise à Roveredo, et il entamait par l’Alsace la France d’aujourd’hui.

L’Italie n’était pas moins bien construite que le Saint-Empire. Quand on examine, siècle par siècle, ces grandes formations historiques de peuples et d’états, on y découvre à chaque instant mille soudures délicates, mille ciselures ingénieuses faites par la main d’en haut, si bien qu’on finit par admirer un continent comme une pièce d’orfèvrerie.

Moins grande et moins puissante que l’Allemagne, l’Italie, grâce à son soleil, était plus alerte, plus remuante, et en apparence plus vivace. Le réseau des intérêts y était croisé de façon à ne jamais se rompre et à ne jamais se débrouiller. De là un balancement perpétuel et admirable, une continuelle intrigue de tous contre chacun et de chacun contre tous ; mouvement d’hommes et d’idées qui circulait comme la vie même dans toutes les veines de l’Italie.

Le duc de Savoie, situé dans la montagne, était fort. C’était un grand seigneur ; il était marquis de Suze, de Clèves et de Saluces, comte de Nice et de Maurienne, et il avait un million d’or de revenu. Il était l’allié des suisses, qui désiraient un voisinage tranquille ; il était l’allié de la France, qui avait besoin de ce duc pour faire frontière aux princes d’Italie, et qui avait payé son amitié au prix du marquisat de Saluces ; il était l’allié de la maison d’Autriche, à laquelle il pouvait donner ou refuser le passage dans le cas où elle aurait voulu taire marcher ses troupes du Milanais vers les Pays-Bas, qui ne sont du tout paisibles et branlent toujours au manche, comme disait Mazarin ; enfin, il était l’allié des princes d’Allemagne, à cause de la maison de Saxe, dont il descendait. Ainsi crénelé dans cette quadruple alliance, il semblait inexpugnable ; mais, comme il avait trois prétentions, l’une sur Genève, contre la république, l’autre sur Montferrat, contre le duc de Mantoue, la troisième sur l’Achaïe, contre la Sublime Porte, c’était par là que la politique le saisissait de temps