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LE RHIN.


V


Voici ce qui a perdu la Turquie :

Premièrement, l’immensité du territoire formé d’états juxtaposés et non cimentés. Le ciment des nations, c’est une pensée commune. Des peuples ne peuvent adhérer entre eux s’ils n’ont une même langue dont les mots circulent comme la monnaie de l’esprit de tous possédée tour à tour par chacun. Or, ce qui fait circuler la langue, ce qui imprime une effigie aux mots, ce qui crée la pensée commune, c’est, avant tout, l’art, la poésie, la littérature, humaniores litteræ. Point d’art ni de lettres en Turquie, donc point de langue circulant de peuple à peuple, point de pensée commune, point d’unité. Ici on parlait latin, là grec, ailleurs slave, plus loin arabe, persan ou hindou. Ce n’était pas un empire, c’était un bloc taillé par le sabre, un composé hybride de nations qui se touchaient, mais qui ne se pénétraient pas. Ajoutez à cela des déserts, faits tantôt par la conquête, tantôt par le climat, immenses solitudes que la sève sociale ne pouvait traverser.

Deuxièmement, le despotisme du prince. Le sultan était tout ensemble pontife et empereur, souverain temporel et souverain spirituel, chef politique, chef militaire et chef religieux. Ses sujets lui appartenaient, biens, corps et esprit, d’une façon absolue et terrible, comme sa chose et plus que sa chose. Il pouvait les condamner et les damner. Sultan, il avait leur vie ; commandeur des croyants, il avait leur âme. Or malheur à l’individu qui est en même temps ordinaire comme homme et extraordinaire comme prince ! Trop de pouvoir est mauvais à l’homme. Être prêtre, être roi, être dieu, c’est trop. Le bourdonnement confus de toutes les volontés éveillées qui demandent à être satisfaites à la fois assourdit le pauvre cerveau de celui qui peut tout, étourdit son intelligence, dérange la génération de sa pensée et le rend fou. On pourrait dire et démontrer, preuves en main, que la plupart des empereurs romains et des sultans ont été dans une situation cérébrale particulière. Sans doute il faut admettre, et l’histoire enregistre par intervalles l’admirable accident d’un despote illustre, intelligent et supérieur ; mais en général et presque toujours le sultan est vulgaire. De là des désordres sans nombre ; l’effroyable oscillation d’une volonté suprême qui heurte et brise tout au hasard dans l’état. Le despotisme, utile, expédient, inspirateur, parfois nécessaire pour les hommes de génie, effare et trouble l’homme médiocre. Le vin des forts est le poison des faibles.

Troisièmement, les révolutions de sérail, les conspirations de palais ; le despote étranglant ses frères, les frères empoisonnant ou égorgeant le despote ; la défiance du père au fils et du fils au père, le soupçon dans le foyer, la haine dans l’alcôve ; des maladies inconnues, des fièvres suspectes, des morts obscures ; l’éternel complot des grands, toujours placés entre une ascension sans terme et une chute sans fond ; l’émeute et le bouillonnement des petits, toujours malheureux, toujours irrités ; la terreur dans la famille impériale, le tremblement dans l’empire ; faits graves, tristes et permanents qui découlent du despotisme.

Quatrièmement, un gouvernement mauvais, à la fois dur et mou, lequel sort en