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LE RHIN.

D’abord, par Charlemagne. Au huitième siècle, ce n’étaient pas les turcs et les espagnols, ce n’étaient pas les anglais et les russes, c’étaient les saxons et les normands. Charlemagne construisit son état contre eux. L’empire de Charlemagne est une première épreuve encore vague et confuse, mais pourtant reconnaissable, de l’Europe que nous venons d’esquisser, et qui sera un jour, sans nul doute, l’Europe définitive.

Plus tard, par Louis XIV. Louis XIV voulut bâtir l’état méridional du Rhin tel que nous l’avons indiqué. Il mit sa famille en Espagne, en Italie et en Sicile, et y appuya la France. L’idée était neuve, mais la dynastie était usée ; l’idée était grande, mais la dynastie était petite. Cette disproportion empêcha le succès.

L’œuvre était bonne, l’ouvrier était bon, l’outil était mauvais.

Enfin, par Napoléon. Napoléon commença par rétablir, lui aussi, l’état méridional du Rhin. Il installa sa famille non seulement en Espagne, en Lombardie, en Étrurie et à Naples, mais encore dans le duché de Berg et en Hollande, afin d’avoir en bas toute la Méditerranée et en haut tout le cours du Rhin jusqu’à l’Océan. Puis, quand il eut refait ainsi ce qu’avait fait Louis XIV, il voulut refaire ce qu’avait fait Charlemagne. Il essaya de constituer l’Allemagne d’après la même pensée que la France. Il épousa l’Autriche, donna la Westphalie à son frère, la Suède à Bernadotte, et promit la Pologne à Poniatowski. C’est dans cette œuvre immense qu’il rencontra l’Angleterre, la Russie et la providence, et qu’il se brisa. Les temps n’étaient pas encore venus. S’il eût réussi, le groupe continental était formé.

Peut-être faut-il que l’œuvre de Charlemagne et de Napoléon se refasse sans Napoléon et sans Charlemagne. Ces grands hommes ont peut-être l’inconvénient de trop personnifier l’idée et d’inquiéter par leur entité, plutôt française que germanique, la jalousie des nationalités. Il en peut résulter des méprises, et les peuples en viennent à s’imaginer qu’ils servent un homme et non une cause, l’ambition d’un seul et non la civilisation de tous. Alors ils se détachent. C’est ce qui est arrivé en 1813. Il ne faut pas que ce soit Charlemagne ou Bonaparte qui se défende contre les ennemis de l’orient ou les ennemis de l’occident ; il faut que ce soit l’Europe. Quand l’Europe centrale sera constituée, et elle le sera un jour, l’intérêt de tous sera évident ; la France, adossée à l’Allemagne, fera front à l’Angleterre, qui est, comme nous l’avons déjà dit, l’esprit de commerce, et la rejettera dans l’océan ; l’Allemagne, adossée à la France, fera front à la Russie, qui, nous l’avons dit de même, est l’esprit de conquête, et la rejettera dans l’Asie.

Le commerce est à sa place dans l’océan.

Quant à l’esprit de conquête, qui a la guerre pour instrument, il retrempe et ressuscite les civilisations mortes et tue les civilisations vivantes. La guerre est pour les unes la renaissance, pour les autres la fin. L’Asie en a besoin, l’Europe non.

La civilisation admet l’esprit militaire et l’esprit commercial, mais elle ne s’en compose pas uniquement. Elle les combine dans une juste proportion avec les autres éléments humains. Elle corrige l’esprit guerrier par la sociabilité, et l’esprit marchand par le désintéressement. S’enrichir n’est pas son objet exclusif ; s’agrandir n’est pas