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RELIQUAT DU RHIN.


HISTOIRE DU RHIN.

Il était dans la nature du génie de Victor Hugo de ne laisser un sujet qu’après l’avoir épuisé. Il s’était pris de passion pour le Rhin dans ses deux voyages et, quatre années durant, le grand fleuve hanta sa pensée. Après l’avoir parcouru et fouillé dans tous les sens, il l’avait décrit, expliqué et raconté dans ses Lettres avec toute la ferveur de son admiration. Au retour, saisi par la question qui s’agitait alors de la rive gauche du Rhin, il écrivit la Conclusion, tout actuelle et politique. Ce n’est pas tout ; le poète réclama sa part, le poète « se dit que de ce voyage il fallait tirer une œuvre », et il écrivit les Burgraves.

Ce n’est pas tout encore. Comme on l’a vu dans un des fragments qui précèdent, Victor Hugo avait, en cours de route, non pas exploré, mais, si l’on peut dire, effleuré plusieurs bibliothèques, et y avait feuilleté un certain nombre de volumes. Ces rapides études lui avaient donné le désir et l’envie d’en savoir et d’en dire davantage sur son fleuve ; il s’avisa de vouloir écrire, à sa façon, toute une Histoire du Rhin, et tranquillement il se mit à l’œuvre.

Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’une histoire suivie et complète, ce n’était pas son affaire ; il n’abordait pas l’histoire, il la côtoyait. Il laissait les grands événements et cherchait les petits, il laissait les fleuves et cherchait les sources ; il se plaisait à retrouver tel incident inédit, à mettre en lumière tel personnage de troisième plan, ou à considérer sous des aspects inattendus tel personnage du premier ; il faisait enfin pour l’histoire ce que la Légende des Siècles devait faire plus tard pour l’épopée. Aussi, garda-t-il avec soin la forme familière de la « Lettre à un ami » pour cette histoire buissonnière.

Et il écrivait à « l’ami » :

« J’ai recueilli çà et là quelques dates caractéristiques, quelques cailloux roulés dans le torrent des faits. Usez-en pour reconstruire la figure du passé. L’histoire est une mosaïque ; l’antiquaire ramasse les pierres, l’historien fait le tableau. Ce n’étaient que des pierres il y a un instant ; la pensée, cette flamme, souffle sur elles ; le style, ce ciment, les rassemble, et tout à coup ce sont des jeux, des visages, des hommes, des actions, des idées ; c’est une philosophie, c’est une poésie, c’est l’histoire. »

Notre « antiquaire » n’en comptait pas moins ramasser assez de ces pierres pour toute cette Histoire du Rhin, qu’il divisait en quatre parties : histoire géologique, histoire germaine, histoire romaine, et histoire moderne, dans laquelle il comprenait le moyen âge. Le dessein était quelque peu vaste et pouvait le mener loin.

Tout alla bien pour la géologie ; il la vit d’ensemble, non en savant qu’il n’était pas, mais en philosophe, mêlant aux faits scrupuleusement exacts des idées générales. L’histoire germaine eût exigé des recherches longues et très spéciales ; il prit quelques notes et passa outre. Mais, arrivé à la période romaine, il s’y arrêta, il était là en pays de connaissance ; Rome fut toujours son amour, à ce latin, un amour plus ancien que le Rhin même. Dans sa longue lutte avec les Germains, Rome, d’abord conquérante et civilisatrice, tombe par degrés à la Rome corrompue et avilie de la décadence, et les Germains vaincus, devenus meilleurs que leurs vainqueurs, sont les vainqueurs à leur tour ; le goth Alaric prend et tue Rome. Sur cette route parcourue, Victor Hugo rencontrait, au hasard de ses lectures, toutes sortes de faits et de traits