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LE RHIN.



LETTRE VI.
Les bords de la Meuse. — Dinant. — Namur.


Paysage de la Meuse. — La Lesse. — La Roche à Bayard. — Dinant. — Choses inconvenantes que fait une petite bonne femme en terre cuite. — Encore les clochers, les cruches et les architectes. — Châteaux ruinés. — Prière des morts aux vivants. — Idées que les belles filles perchées sur les arbres donnent aux voyageurs juchés sur les impériales. — Souvenirs poétiques à propos de Namur et du prince d’Orange. — Ce qu’enseignent les enseignes.


Liège, 3 août.

Je viens d’arriver à Liège par une délicieuse route qui suit tout le cours de la Meuse depuis Givet. Les bords de la Meuse sont beaux et jolis. Il est étrange qu’on en parle si peu. Les voici en raccourci.

Après le village, le cabaret, et la paysanne qui s’habille au soleil levant, on rencontre une montée qui m’a rappelé le Val-Suzon près de Dijon, et où la route, repliée à chaque instant sur elle-même, se tord pendant trois quarts d’heure au milieu d’une forêt sur de profonds ravins creusés par des torrents. Puis on aborde un plateau où l’on court rapidement avec de grandes campagnes plates à perte de vue autour de soi ; on pourrait se croire en pleine Beauce, quand tout à coup le sol se crevasse affreusement à quelques pas à gauche. De la route, l’œil plonge au bas d’une effrayante roche verticale le long de laquelle la végétation seule peut grimper. C’est un brusque et horrible précipice de deux ou trois cents pieds de profondeur. Au fond de ce précipice, dans l’ombre, à travers les broussailles du bord, on aperçoit la Meuse avec quelque galiote qui voyage paisiblement remorquée par des chevaux, et au bord de la rivière un joli châtelet rococo qui a l’air d’une pâtisserie maniérée ou d’une pendule du temps de Louis XV, avec son bassin lilliputien et son jardinet Pompadour, dont on embrasse toutes les volutes, toutes les fantaisies et toutes les grimaces d’un coup d’œil. Rien de plus singulier que cette petite chinoiserie dans cette grande nature. On dirait une protestation criarde du mauvais goût de l’homme contre la poésie sublime de Dieu.

Puis on s’écarte du gouffre, et la plaine recommence, car le ravin de la Meuse coupe ce plateau à vif et à pic, comme une ornière coupe un champ.

Un quart de lieue plus loin on enraie ; la route va rejoindre la rivière par une pente escarpée. Cette fois l’abîme est charmant. C’est un tohu-bohu