Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/153

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Au sortir de ce champ, la scène changeait encore. Le ravin où je marchais se fermait d’un côté, se déchirait brusquement de l’autre, et je ne voyais plus que la terre, la riche terre de Normandie, les plaines à perte de vue que termine un liseré violet, et au loin les têtes rondes des pommiers. Car c’est encore là une de ces harmonies qu’on rencontre partout à chaque pas, le pommier est une pomme. La forme du poirier s’allonge un peu.

Mon guide était un homme d’Étretat, et ne connaissait pas mieux le chemin que moi. Un moment nous avons marché au hasard. Heureusement nous avons vu venir vers nous, à une intersection de sentiers, un gros fagot de bois sec qui avait deux pieds. C’était un pauvre vieillard, plié en deux sous son fardeau bien plus composé encore d’années que de broussailles. Ce vieux brave homme nous a remis dans notre chemin, ce qui fait que j’ai payé deux guides. L’autre se bornait à me donner de sages conseils.

J’ai demandé au vieux fagotier quel âge il avait. Quatrevingt-deux ans. C’est un âge qu’ils atteignent aisément, hommes et femmes, dans ces pauvres hameaux qui nous font tant de pitié. Et pourtant le travail les courbe, le vent les hâle, le soleil les ride, et ils nous semblent vieux à quarante ans. Au fond, à soixante ans ils sont moins vieux que nous à trente. On s’use moins vite par le dehors que par le dedans.

À deux heures et demie, j’entrais au Bourg-d’Ault. On passe quelques maisons, et tout à coup on se trouve dans la principale rue, dans la rue mère d’où s’engendre tout le village, lequel est situé sur la croupe de la falaise. Cette rue est d’un aspect bizarre. Elle est assez large, fort courte, bordée de deux rangées de masures, et l’océan la ferme brusquement comme une immense muraille bleue. Pas de rivage, pas de port, pas de mâts. Aucune transition. On passe d’une fenêtre à un flot.

Au bout de la rue en effet on trouve la falaise, fort abaissée, il est vrai. Une rampe vous mène en trois pas à la mer, car il n’y a là ni golfe, ni anse, pas même une grève d’échouage comme à Étretat. La falaise ondule à peine pour le Bourg-d’Ault.

C’est alors que je me suis expliqué le bruit furieux de serrurerie qui m’avait assourdi en entrant dans le village. Ferri rigor, comme dirait Virgile ou Charlot. Les gens du Bourg-d’Ault ne pouvaient être marins ni pêcheurs, ils n’avaient pas de port. Ils se sont faits serruriers. Ils y réussissent, ma foi, car ils ont un gros commerce avec le centre de la France, et ils se vengent de Neptune en lui faisant un tapage infernal aux oreilles.

Il s’envole perpétuellement du Bourg-d’Ault une noire nuée de serrures qui va s’abattre à Paris sur vos portes, mesdames.

En examinant la rue j’ai amnistié les masures. Il y a là deux maisons