Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

curieuses ; une, à droite, du quatorzième siècle, l’autre, à gauche, du seizième. Sur la première, j’aurais voulu avoir le temps de dessiner les bouts de poutres qui sont énormes et sculptés en têtes presque égyptiennes. La seconde a des détails ravissants. Les charpentes de la façade ont à de certains endroits des arabesques du goût le plus ferme et le plus pur. La maison du quatorzième siècle est en face. On dirait l’Égypte et l’Italie qui se regardent. Sur celle du seizième siècle, en ne s’arrêtant pas (sans les dédaigner toutefois) aux masques grotesques qui mordent le bout des volutes pour amuser les matelots, on trouve des figures, deux surtout, pleines de style et qui ont pour chevelure et pour collerettes des rinceaux exquis. C’est vraiment une charmante apparition. On est au milieu d’un misérable tas de cabanes, dans une rue à peine pavée, à soixante lieues de Rubens, à quatre cents lieues de Raphaël, à six cents lieues de Phidias, à deux pas d’un huissier qui s’appelle M. Beauvisage, on n’a dans la tête qu’une musique de limes, de scies et d’enclumes, on se retourne, et voilà que l’art vient s’épanouir sur la poutre d’une masure, et vous sourit. — Il est vrai que l’océan est là. Partout où est la nature, sa fleur peut pousser, et la fleur de la nature, c’est l’art.

Il n’y a pas que ces deux maisons au Bourg-d’Ault. Il y a aussi une vieille belle église, bien vieille et bien belle, germée au douzième siècle et éclose au quinzième. On la réparait quand j’y suis entré. Deux maçons rampaient à plat ventre sur une échelle appliquée au toit. Dieu veuille qu’on ne la gâte pas !

Comme les maçons y étaient, on m’a refusé l’entrée du clocher, qui est fort haut placé, et doit avoir une vue admirable. J’ai eu beau insister.

Ce qui m’amenait au Bourg-d’Ault, c’est que c’est là que la falaise commence. Pour mon guide, qui était d’Étretat et qui, bien entendu, faisait de sa bourgade le centre du monde, c’est au Bourg-d’Ault que la falaise finit. — Voyez, monsieur, me disait-il, d’une manière assez pittoresque en me montrant la côte qui s’abaissait jusqu’aux plaines, elle finit en sifflet.

J’ai fait quelques pas sur les galets du Bourg-d’Ault, puis je suis remonté dans le village pour redescendre avec la falaise dans les plaines de sable où les dunes viennent aboutir de leur côté.

La mer ronge perpétuellement le Bourg-d’Ault. Il y a cent cinquante ans, c’était un bien plus grand village qui avait sa partie basse abritée par une falaise au bord de la mer. Mais un jour la colonne de flots qui descend la Manche s’est appuyée si violemment sur cette falaise qu’elle l’a fait ployer. La falaise s’est rompue et le village a été englouti. Il n’était resté debout dans l’inondation qu’une ancienne halle et une vieille église dont on voyait encore le clocher battu des marées quelques années avant la Révolution,