Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/223

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question, lui adressait je ne sais plus quelles paroles affectueuses et décousues.

Pendant ce temps-là, je le considérais à mon aise. Il pouvait avoir quarante-cinq ans. Son visage était bruni comme celui d’un matelot. À ses sourcils froncés presque douloureusement, on voyait qu’il avait souvent marché en plein midi, au grand soleil. C’était une de ces rudes et énergiques faces de gueux, dont les traits prononcés et profonds obligeaient Callot à employer pour ses eaux-fortes le vernis dur des luthiers.

Cependant, tout examen fait, il n’y avait pas dans la figure de cet homme autant de dégradation que dans son costume. Quelque chose de puissant et de généreux y respirait encore. Il appartenait évidemment, ainsi que les deux femmes, à cette société souterraine qui mine la société visible et légale et qui vit dans les sapes. Cependant, à tout prendre, je préférerais encore la physionomie sauvage de ce titan révolté, de ce gladiateur échappé, de ce voleur à profil de lion, vêtu d’un habit de marquis et d’un pantalon de soldat, à la mine polie et traître de tel pamphlétaire-espion, déclamateur populaire ou calomniateur public, qui se chauffe dans l’ombre au feu doux d’une pension secrète.

Rien ne saurait rendre l’accent de tendresse dont la fille parlait au bateleur. Elle parlait en français, il répondait en espagnol. Ce dialogue mi-parti, auquel les passants ne comprenaient rien, ne semblait les gêner ni l’un ni l’autre.

Du reste, il y avait dans les paroles de la belle baladine quelque chose de bizarrement mélangé qui me rendait son origine indéchiffrable. Sa voix, gracieuse et caressante, était sourde et éraillée par moments (vous ne sauriez croire avec quelle peine j’écris ce détail qui révèle, j’en ai peur, le rhum et l’eau-de-vie ; mais que voulez-vous ? la vérité est inexorable, et je ne veux qu’être vrai).

Son langage, tantôt grossier, tantôt maniéré, était composé de mots ramassés dans la rue et de mots cueillis dans les salons. Figurez-vous une précieuse glissant parfois jusqu’à la poissarde, l’hôtel de Rambouillet modifié par l’échoppe, le corps de garde et la taverne.

Cela faisait le plus étrange style du monde, c’était à la fois l’argot et le jargon. Elle disait un esbrouf comme les bohémiennes de la foire Saint-Germain, et un farimara comme les duchesses du petit Marly.

À l’égard de sa rivale, elle était parfaitement grande dame. Elle ne lui faisait pas l’honneur de s’occuper d’elle, et dans ce qu’elle disait à l’homme il n’y avait rien pour la vieille, pas une plainte, pas un reproche.

Pourtant le personnage qui ne perd jamais rien, le diable, avait son compte là comme ailleurs. Il était clair que la douce favorite avait la rage