Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/224

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dans l’âme. De temps en temps elle jetait à l’autre un regard de côté, et ce regard qui venait d’un œil si charmant était presque féroce.

Voici, mon ami, une observation que j’ai faite et que je vous permets d’appliquer à tous les lions et à toutes les tourterelles du genre humain : Rien n’a l’air bon comme un lion en repos, rien n’a l’air méchant comme une tourterelle en colère.

Je vous supplie de ne pas donner ici au mot lion le sens ridicule qu’on lui a fait prendre à Paris depuis quelques années, mode déplorable et sotte, comme la plupart des modes anglaises, qui déforme un des plus beaux mots de la langue et qui dégrade un des plus nobles êtres de la création.

Cependant, sous le tais-toi ! vieille, de l’homme, l’autre était restée anéantie et stupide, immobile, son œil fixe attaché au pavé, ne paraissant pas écouter, ne paraissant pas même entendre.

Toutefois, à un certain moment, comme un garçon de l’auberge passait devant la porte à quelques pas d’elle, elle lui fit signe d’approcher. Détail auquel le couple amoureux et heureux ne fit pas la moindre attention.

Le garçon vint et se courba près de la bohémienne, qui lui dit quelques mots à l’oreille.

Le garçon répondit par un signe d’intelligence et rentra dans l’auberge, après quoi elle se remit, d’un air de profonde indifférence, à faire et à défaire du bout du doigt des plis à sa jupe, laquelle, pour le dire en passant, était pareille à celle de la favorite. Seulement la jeune fille avait une jupe neuve, et la vieille femme avait une vieille jupe.

On entendait un cliquetis de vaisselle et d’argenterie dans l’auberge.

L’homme fit signe à la jeune fille de se lever.

Vamos. Ahora es menester entrar en la posada.

— Oui, répondit-elle, c’est le moment. C’est l’heure de la table d’hôte.

Et elle se dressa légère comme un oiseau.

Que cantaras ?

— Cette chanson de la vallée de Luiz, tu sais ?

Muy bien.

Elle ramassa l’assiette d’étain. Il prit l’épinette dont il passa la bandoulière à son cou, puis il se tourna à demi vers l’autre :

Bas a quedar aqui, vieja !

Et ils entrèrent tous deux dans l’hôtellerie.

Le regard de la vieille était retombé sur le pavé et le mien sur mon assiette ; j’achevais paisiblement mon déjeuner lorsqu’un chant s’éleva dans la salle voisine, longue halle éclairée d’une douzaine de fenêtres où dînait bruyamment la table d’hôte.