Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/154

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naturellement là où l’on voit sa fortune, son plaisir et le beau palais du faubourg Saint-Honoré ! Voilà qui est fort ! Quoi ! il faudrait se préoccuper de ce que, il y a trois ou quatre ans, on ne sait plus quand, on ne sait plus où, un jour de décembre, qu’il faisait très froid, qu’il pleuvait, qu’on avait besoin de quitter une chambre d’auberge pour se loger mieux, on a prononcé, on ne sait plus à propos de quoi, dans une salle mal éclairée, devant huit ou neuf cents imbéciles qui vous ont cru, ces huit lettres : Je le jure ! Quoi ! quand on médite « un grand acte » il faudrait passer son temps à s’interroger sur ce qui pourra résulter du parti qu’on prend ! se faire un souci de ce que celui-ci sera mangé de vermine dans les casemates, de ce que celui-là pourrira dans les pontons, de ce que cet autre crèvera à Cayenne, de ce que cet autre aura été tué à coups de bayonnette, de ce que cet autre aura été écrasé à coups de pavés, de ce que cet autre aura été assez bête pour se faire fusiller, de ce que ceux-ci seront ruinés, de ce que ceux-là seront exilés, et de ce que tous ces hommes qu’on ruine, qu’on exile, qu’on fusille, qu’on massacre, qui pourrissent dans les cales et qui crèvent en Afrique, seront d’honnêtes gens qui auront fait leur devoir ! c’est à ces choses-là qu’on s’arrêtera ! Comment ! on a des besoins, on n’a pas d’argent, on est prince, le hasard vous met le pouvoir dans les mains, on en use, on autorise des loteries, on fait exposer des lingots d’or dans le passage Jouffroy, la poche de tout le monde s’ouvre, on en tire ce qu’on peut, on en donne à ses amis, à des compagnons dévoués auxquels on doit de la reconnaissance, et comme il arrive un moment où l’indiscrétion publique se mêle de la chose, où cette infâme liberté de la presse veut percer le mystère et où la justice s’imagine que cela la regarde, il faudrait quitter l’Elysée, sortir du pouvoir, et aller stupidement s’asseoir entre deux gendarmes sur le banc de la sixième chambre ! Allons donc ! est-ce qu’il n’est pas plus simple de s’asseoir sur le trône de l’empereur ? est-ce qu’il n’est pas plus simple de briser la liberté de la presse ? est-ce qu’il n’est pas plus simple de briser la justice ? est-ce qu’il n’est pas plus court de mettre les juges sous ses pieds ? ils ne demandent pas mieux, d’ailleurs ! ils sont tout prêts ! Et cela ne serait pas permis ! Et cela serait défendu !

Oui, monseigneur, cela est défendu.

Qui est-ce qui s’oppose ? Qui est-ce qui ne permet pas ? Qui est-ce qui défend ?

Monsieur Bonaparte, on est le maître, on a huit millions de voix pour ses crimes et douze millions de francs pour ses menus plaisirs, on a un sénat et M. Sibour dedans, on a des armées, des canons, des forteresses, des Troplongs à plat ventre, des Baroches à quatre pattes, on est despote, on est tout-puissant ; quelqu’un qui est perdu dans l’obscurité, un passant, un inconnu se dresse devant vous et vous dit : Tu ne feras pas cela.