Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/109

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vibration des mots sortant de cette noble poitrine, c’est l’autorité de l’heure et du lieu terrible.

Dents Dussoubs continua. « Il parla environ vingt minutes », nous a dit un témoin. Un autre nous disait : « Il parlait d’une voix forte, toute la rue entendait. » Il fut ardent, éloquent, profond, un juge pour Bonaparte, un ami pour les soldats. Il chercha à les remuer par tout ce qui pouvait encore vibrer en eux ; il leur rappela les vraies guerres, les vraies victoires, la gloire nationale, le vieil honneur militaire, le drapeau. Il leur dit que c’était tout cela que les balles de leurs fusils allaient tuer. Il les adjura, il leur ordonna de se joindre aux défenseurs du peuple et de la loi ; puis, tout à coup, revenant aux premières paroles qu’il avait prononcées, emporté par cette fraternité qui débordait de toute son âme, il s’interrompit au milieu d’une phrase commencée et s’écria :

— Mais à quoi bon toutes ces paroles ? Ce n’est pas tout cela qu’il faut, c’est une poignée de main entre frères ! Soldats, vous êtes là en face, à cent pas de nous, dans cette barricade, le sabre nu, les fusils braqués, vous me tenez couché en joue ; eh bien, nous tous qui sommes ici, nous vous aimons ! Il n’y a pas un de nous qui ne donnât sa vie pour un de vous. Vous êtes les paysans des campagnes de France, nous sommes les ouvriers de Paris. De quoi s’agit-il donc ? Tout bonnement de se voir, de se parler, de ne pas s’égorger ! Si nous essayions, dites ? Ah ! quant à moi, dans cet affreux champ de bataille de la guerre civile, j’aime mieux mourir que tuer. Tenez, je vais descendre de cette barricade et aller à vous, je n’ai pas d’armes, je sais seulement que vous êtes mes frères, je suis fort, je suis tranquille, et si l’un de vous me présente la bayonnette, je lui tendrai la main.

Il se tut.

Une voix cria de la barricade opposée : – Avance à l’ordre !

Alors on le vit descendre lentement, pavé à pavé, de la crête vaguement éclairée de la barricade et s’enfoncer la tête haute dans la rue ténébreuse.

De la barricade on le suivit des yeux avec une anxiété inexprimable. Les cœurs ne battaient plus, les bouches ne respiraient plus.

Personne n’essaya de retenir Denis Dussoubs. Chacun sentit qu’il allait où il fallait qu’il allât. Charpentier voulut l’accompagner. – Veux-tu que j’aille avec toi ? lui cria-t-il. Dussoubs refusa d’un signe de tête.

Dussoubs, seul et grave, s’avança vers la barricade Mauconseil. Le nuit était si obscure qu’on le perdit de vue presque tout de suite. On put distinguer, pendant quelques secondes seulement, son attitude intrépide et paisible. Puis il disparut. On ne vit plus rien. Ce fut un moment sinistre. La rue était noire et muette. On entendait seulement dans cette ombre un pas mesuré et ferme qui s’éloignait.