Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/170

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de leur contenance. Le général Changarnier avait été assez près de la dictature pour les rendre pensifs. Qui sait les événements ? Tout est possible. Hier s’appelait Cavaignac, Aujourd’hui s’appelle Bonaparte, Demain s’appellera Changarnier. Le bon Dieu est cruel de ne pas laisser entrevoir aux sous-préfets le petit bout de l’oreille de l’avenir.

C’est triste pour un respectable fonctionnaire, qui ne demanderait pas mieux que d’être servile ou arrogant à propos, d’être exposé à prodiguer des platitudes à un personnage qui va peut-être pourrir à jamais dans l’exil et qui n’est plus qu’un drôle, ou de risquer de faire des insolences à un brigand de proscrit qui est capable de rentrer vainqueur d’ici à six mois et d’être à son tour le gouvernement. Que faire ? Et puis, on est espionné. Entre fonctionnaires cela se fait. Le moindre mot sera commenté, le moindre geste sera décrit. Comment ménager à la fois ce chou qui s’appelle aujourd’hui et cette chèvre qui s’appelle demain ? Trop questionner froissera le général, trop saluer choquera le président. Comment être à la fois beaucoup sous-préfet et un peu laquais ? Comment combiner l’air de servitude qui plaira à Changarnier avec l’air d’autorité qui plaira à Bonaparte ?

Le sous-préfet crut se tirer d’affaire en disant : – Général, vous êtes mon prisonnier. Et en ajoutant avec un sourire : – Faites-moi l’honneur de venir déjeuner chez moi.

Il adressa les mêmes paroles à Charras.

Le général refusa laconiquement.

Charras le regarda fixement et ne lui répondit pas.

Des doutes sur l’identité des prisonniers vinrent au sous-préfet. Il demanda tout bas au commissaire : – Etes-vous bien sûr ? – Parbleu ! dit le commissaire.

Le sous-préfet prit le parti de s’adresser à Charras, et, mécontent de son accueil, lui demanda assez sèchement : – Mais enfin, qui êtes-vous ?

Charras répondit :

— Nous sommes des colis.

Et se tournant vers ses gardiens à leur tour gardés :

— Adressez-vous à nos expéditeurs. Interrogez nos douaniers. Affaire de transit. On fit jouer le télégraphe électrique. Valenciennes effaré questionna Paris. Le sous-préfet prévint le ministre de l’intérieur que, grâce à une surveillance pour laquelle il ne s’en fiait qu’à lui-même, il venait de faire une importante capture, qu’il venait d’éventer un complot, de sauver le président, de sauver la société, de sauver la religion, etc., etc., qu’en un mot il venait de saisir le général Changarnier et le colonel Charras, évadés le matin du fort de Ham