Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome II.djvu/56

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qui masquait les troupes échelonnées sur le carré Saint-Martin, et il était visible qu’une deuxième attaque se préparait.

Cette attaque serait nécessairement ardente, acharnée, opiniâtre.

Il était également évident que, cette barricade enlevée, la rue entière serait balayée. Les autres barricades étaient plus faibles encore que la première et encore moins défendues. Les bourgeois avaient donné leurs fusils et étaient rentrés dans leurs maisons. Ils prêtaient leur rue, voila tout.

Il fallait donc tenir dans la barricade de tête le plus longtemps possible. Mais que faire et comment résister ? On avait à peine deux coups à tirer par homme.

Un ravitaillement inattendu leur vint.

Un jeune homme – je puis le nommer, il est mort [1], – Pierre Tissié, qui était un ouvrier et qui était aussi un poète, avait travaillé une partie de la matinée à la barricade, et, au moment où le feu commençait, il s’en était allé, alléguant pour motif qu’on ne lui donnait pas de fusil. On avait dit dans la barricade : En voilà un qui a peur.

Pierre Tissié n’avait pas peur, on le vit plus tard.

Il quitta la barricade.

Pierre Tissié n’avait sur lui que son couteau, qui était un couteau catalan ; il l’ouvrit à tout hasard, le tint à la main, et s’en alla devant lui.

Comme il sortait de la rue Saint-Sauveur, il vit, au coin d’une petite rue déserte dont toutes les fenêtres étaient fermées, un soldat de la ligne en vedette, posté là sans doute par quelque grand’garde peu éloignée.

Ce soldat se tenait en arrêt, le fusil haut, prêt à tirer.

Il entendit le pas de Pierre Tissié et cria :

— Qui vive ?

— La mort ! répondit Pierre Tissié.

Le soldat tira, et manqua Pierre Tissié, qui sauta sur lui et l’abattit d’un coup de couteau.

Le soldat s’affaissa et rendit le sang par la bouche.

— Je ne savais pas si bien dire, murmura Pierre Tissié.

Et il ajouta : – A l’ambulance !

Il chargea le soldat sur son dos, ramassa le fusil qui était tombé à terre, et revint à la barricade.

— J’apporte un blessé, dit-il.

— Un mort, lui cria-t-on.

En effet, le soldat venait d’expirer.

— Infâme Bonaparte ! dit Tissié. Pauvre pioupiou ! C’est égal, j’ai un fusil.

  1. Il ne faut pas oublier que ceci a été écrit en exil, et que nommer des héros c’était désigner des proscrits.