Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome I.djvu/184

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du cœur, le besoin du ciel, des champs, des montagnes, les pensées philosophiques même, et par-dessus tout cela, oh ! oui, par-dessus tout cela, les regrets lacérants[1] du pays de ses aïeux. Il est des moments où je rêve à tout ce que j’aimais, où je me promène encore sur Saint-Antoine, où je me rappelle toutes mes douleurs de Genève, et les joies que j’y ai connues, bien rarement, il est vrai.

Il est des moments où les traits de mes amis, de mes parents, un lieu consacré par un souvenir, un arbre, un rocher, un coin de rue, sont là devant mes yeux, et les cris d’un porteur d’eau de Paris me réveillent. Oh ! que je souffre alors ! Souvent, rentré dans ma chambre solitaire, harassé de corps et d’esprit, là je m’assieds, je rêve, mais d’une rêverie amère, sombre, délirante. Tout me rappelle ces pauvres parents que je n’ai pas rendus heureux ; les soins de blanchisseuse, etc., etc., tout cela m’étouffe. Les heures des repas changées ! Oh ! que je regrette et ma chambre de Genève, où j’ai tant souffert, et la classe, et mon oncle, et votre coin de feu, et les visages connus, et les rues accoutumées ! Souvent un rien, la vue de l’objet le plus trivial, d’un bas, d’une jarretière, tout cela me rend le passé vivant, et m’accable de toute la douleur du présent. Misère de l’homme qui regrette ce qu’il maudirait bientôt quand il le retrouverait ! Je ne puis même jouir de ma douleur, l’esprit d’analyse est toujours là qui désenchante tout.

Ennui d’une âme flétrie à vingt et un ans, doutes arides, vagues regrets d’un bonheur entrevu plus vaguement encore comme ces gloires du couchant sur la cime de nos montagnes, douleurs positives, douleurs idéales, persuasion du malheur enracinée dans l’âme, certitude que la fortune, quoique un grand bien, ne nous rendrait pas parfaitement heureux : voilà ce qui tourmente ma pauvre âme. Oh ! mon unique ami, qu’ils sont malheureux, ceux qui sont nés malheureux !

Et quelquefois pourtant, il semble qu’une musique aérienne résonne à mes oreilles, qu’une harmonie mélancolique et étrangère au tourbillon des hommes vibre de sphère en sphère jusqu’à moi ; il semble qu’une possibilité de douleurs tranquilles et majestueuses s’offre à l’horizon de ma pensée comme les fleuves des pays lointains à l’horizon de l’imagination. Mais tout s’évanouit par un cruel retour sur la vie positive, tout !

Que de fois j’ai dit avec Rousseau : O ville de boue et de fumée ! Que cette âme tendre a dû souffrir ici ! Isolé, errant, tourmenté comme moi, mais moins malheureux de soixante ans d’un siècle sérieux et de grands événements, il gémirait à Paris ; j’y gémis, d’autres y viendront gémir. O néant ! néant !

  1. Le mot est souligné dans la lettre que nous avons sous les yeux. (édition originale)