Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome II.djvu/242

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Comme une courtisane aux folles passions ;
Rouler sur cet amas de têtes sans idées
Pleines chaque matin et chaque soir vidées ;
Croître, fruit ignoré, dans ces rameaux touffus ;
Être admiré deux jours par tous ces yeux confus ;
Écouter dans ce gouffre où tout ruisseau s’écoule
Le bruit que fait un nom en tombant sur la foule ;
Si des mœurs du passé quelque reste est debout
Se répandre à torrents, comme une onde qui bout,
Sur cette forteresse autrefois glorieuse
Par la brèche qu’y fait la presse furieuse ;
Contempler jour et nuit ces flots et leur rumeur,
Et s’y mêler soi-même, inutile rameur ;
Voir de près, haletants sous la main qui les pique,
Les ministres traîner la machine publique,
Charrue embarrassée en des sillons bourbeux
Dont nous sommes le soc et dont ils sont les bœufs ;
Tirer sur le théâtre, en de funèbres drames,
Du choc des passions l’étincelle des âmes,
Et comme avec la main tordre et presser les cœurs
Pour en faire sortir goutte à goutte les pleurs ;
Emplir de son fracas la tribune aux harangues,
Babel où de nouveau se confondent les langues ;
Harceler les pouvoirs ; jeter sur ce qu’ils font
L’écume d’un discours au flot sombre et profond ;
Être un gond de la porte, une clef de la voûte ;
Si l’on est grand et fort, chaque jour dans sa route
Écraser des serpents tout gonflés de venins ;
Être arbuste dans l’herbe et géant chez les nains ;
Tout cela ne vaut pas, ô noble enfant de l’onde,
Le bonheur de flotter sur cette mer féconde
Qui vit partir Argo, qui vit naître Colomb,
D’y jeter par endroits la sonde aux pieds de plomb,
Et de voir, à travers la vapeur du cigare,
Décroître à l’horizon Mantinée ou Mégare !