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LA PITIÉ SUPRÊME.


Qui fait Tudor à Londre et Phul à Babylone.
Nul n’est d’avance Achab, Domitien, Abbas ;
Non, non, il ne naît point de démon ici-bas ;
Personne n’est créé moitié chair, moitié marbre ;
L’humanité n’a point de fruit noir à son arbre ;
Non, celui qui fait tout et qui répond de tout
N’a pas mis un dragon, une hydre, un tigre, un loup
Dans cet enfant qui tient sa mère par la robe ?
Tout homme naît bon, pur, généreux, juste, probe,
Tendre, et toute âme éclôt étoile aux mains de Dieu.

Si ce cœur est glacé, c’est qu’on éteint son feu ;
Si cette aile est cassée et si cet esprit boite,
C’est qu’on l’a comprimé dans une cage étroite ;
Si cet homme est affreux, c’est qu’on nous l’a jeté
Dans un moule de crime et de difformité.

L’ignorance, d’où vient le deuil, d’où sort le vice,
À sept mamelles d’ombre, et chacune est nourrice
D’une des sept laideurs du mal, monstre sans yeux ;
Tout despote a sucé ce lait mystérieux ;
Dès qu’il naît, on lui prend sa pensée, on l’efface ;
C’est un petit enfant, que voulez-vous qu’il fasse
Contre ce précepteur effroyable, le mal ?
Au de la de la vie et du destin normal
On lui fait un berceau terrible, où les chimères
Vont le bercer pendant qu’il dort, hideuses mères ;
Son œil, cherchant le jour, s’ouvre pour ne pas voir ;
On l’emmaillotte avec ce linceul, le pouvoir ;
Les intérêts abjects, groupés autour du maître,
Lui retirent l’idée et l’air, l’empêchent d’être,
Et, lui cachant le saint, le pur, le grand, le beau,
L’enferment dans lui-même ainsi qu’en un tombeau.
Le premier idiot venu saisit et mène
Ce pauvre enfant roi hors de la raison humaine,
Et d’infimes laquais, en louant les défauts,
Dans cet œil qui fut vrai mettent un regard faux.