Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/144

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— Femme, femme, reviens à la raison. Il est aussi vrai que tu es éveillée, qu’il est vrai que Gill est mort.

Le souvenir de ses anciennes infortunes avait comme effacé en cette mère celui de son nouveau malheur ; ces paroles le lui rendirent.

— Ô mon fils ! mon fils ! dit-elle ; et le son de sa voix aurait ému tout autre que l’être méchant qui l’écoutait. Non, il reviendra ; il n’est pas mort ; je ne puis croire qu’il est mort.

— Eh bien ! va le demander aux rochers de Rœraas, qui l’ont écrasé, au golfe de Drontheim, qui l’a enseveli.

La veuve tomba à genoux et cria avec effort :

— Dieu, grand Dieu !

— Tais-toi, servante de l’enfer !

La malheureuse se tut. Il poursuivit :

— Ne doute pas de la mort de ton fils. Il a été puni par où son père a failli. Il a laissé amollir son cœur de granit par un regard de femme. Moi, je t’ai possédée, mais je ne t’ai jamais aimée. Le malheur de ton Caroll est retombé sur lui. — Mon fils et le tien a été trompé par sa fiancée, par celle pour qui il est mort.

— Mort ! reprit-elle, mort ! Cela est donc vrai ? — Ô Gill, tu étais né de mon malheur ; tu avais été conçu dans l’épouvante et enfanté dans le deuil ; ta bouche avait déchiré mon sein ; enfant, jamais tes caresses n’avaient répondu à mes caresses, tes embrassements à mes embrassements ; tu as toujours fui et repoussé ta mère, ta mère si seule et si abandonnée dans la vie ! Tu ne cherchais à me faire oublier mes maux passés qu’en me créant de nouvelles douleurs ; tu me délaissais pour le démon auteur de ton existence et de mon veuvage ; jamais, durant de longues années, Gill, jamais une joie ne m’est venue de toi ; et cependant aujourd’hui ta mort, mon fils, me semble la plus insupportable de mes afflictions, aujourd’hui ton souvenir me semble un souvenir d’enchantement et de consolation. Hélas !

Elle ne put continuer ; elle cacha sa tête dans son voile de bure noire, et on l’entendait sangloter douloureusement.

— Faible femme ! murmura l’ermite ; puis il reprit d’une voix forte : — Dompte ta douleur, je me suis joué de la mienne. Écoute, Lucy Pelnyrh, pendant que tu pleures encore ton fils, j’ai déjà commencé à le venger. C’est pour un soldat de la garnison de Munckholm que sa fiancée l’a trompé. Tout le régiment périra par mes mains. — Vois, Lucy Pelnyrh.

Il avait relevé les manches de sa robe, et montrait à la veuve ses bras difformes teints de sang.

— Oui, dit-il en poussant une sorte de rugissement, c’est aux grèves d’Urchtal, c’est aux gorges de Cascadthymore, que l’esprit de Gill doit se