Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/203

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Ce puissant personnage, c’est le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, c’est toi.

C’était lui en effet. Arrivé à la ruine d’Arbar, vers laquelle nous l’avons laissé voyageant avec Musdœmon, il avait voulu ne s’en remettre qu’à lui-même du soin de séduire le brigand, dont il était loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte d’Ahlefeld, malgré toute sa finesse et toute sa puissance, ne put découvrir par quel moyen Han d’Islande avait été si bien informé. Était-ce une trahison de Musdœmon ? C’était Musdœmon, il est vrai, qui avait insinué au noble comte l’idée de se présenter en personne au brigand ; mais quel intérêt pouvait-il tirer de cette perfidie ? Le brigand avait-il saisi sur quelqu’une de ses victimes des papiers relatifs aux projets du grand-chancelier ? Mais Frédéric d’Ahlefeld était, avec Musdœmon, le seul être vivant instruit du plan de son père, et, tout frivole qu’il était, il n’était pas assez insensé pour compromettre un pareil secret. D’ailleurs, il était en garnison à Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la suite de cette scène, sans être, plus que le comte d’Ahlefeld, à même de résoudre le problème, verront quelle probabilité on pouvait asseoir sur cette dernière hypothèse.

Une des qualités les plus éminentes du comte d’Ahlefeld, c’était la présence d’esprit. Quand il s’entendit si rudement nommer par le petit homme, il ne put réprimer un cri de surprise ; mais en un clin d’œil sa physionomie pâle et hautaine passa de l’expression de la crainte et de l’étonnement à celle du calme et de l’assurance.

— Eh bien, oui ! dit-il, je veux être franc avec vous ; je suis en effet le chancelier. Mais soyez franc aussi…

Un éclat de rire de l’autre l’interrompit.

— Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te dire le tien ?

— Dites-moi avec la même sincérité comment vous avez su qui j’étais.

— Ne t’a-t-on donc pas dit que Han d’Islande voit à travers les montagnes ?

Le comte voulut insister.

— Voyez en moi un ami.

— Ta main, comte d’Ahlefeld ! dit le petit homme brutalement. Puis il regarda le ministre en face et s’écria : — Si nos deux âmes s’envolaient de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de décider laquelle des deux est celle du monstre.

Le hautain seigneur se mordit les lèvres ; mais, placé entre la crainte du brigand et la nécessité d’en faire son instrument, il ne manifesta pas son mécontentement.