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XXXVI

Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir !
Régnier[1].



Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la comtesse d’Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On l’avait, par son ordre, revêtu d’une riche reliure à fermoirs de vermeil ciselé, et placé entre les flacons d’essence et les boîtes de mouches, sur l’élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces petits soins maternels, qui l’avaient un moment distraite de la haine, elle songea qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de nuire à Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans défense.

Il s’était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de choses sur lesquelles elle n’avait pu obtenir que des données très vagues. — Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les paroles très ambiguës ; et très embarrassées de Frédéric, s’était fait aimer de la fille de l’ex-chancelier ? — Quels étaient les rapports du baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm ? — Quels étaient les motifs incompréhensibles de l’absence si singulière d’Ordener, dans un moment où les deux royaumes n’étaient occupés que de son prochain mariage avec cette Ulrique d’Ahlefeld qu’il paraissait dédaigner ? — Enfin, que s’était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker ? — L’esprit de la comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d’ennemie.

Un soir qu’Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver, pour la sixième fois, avec le diamant d’une bague, je ne sais quel chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu disparaître son Ordener, cette porte s’ouvrit. La jeune fille tressaillit. C’était la première fois que cette poterne s’ouvrait, depuis qu’elle s’était refermée sur lui.

  1. Dans l’édition originale, au lieu de la citation de Régnier, on lit l’épigraphe suivante :
    Que pourra dire le crime pour écraser la vertu ?
    Kotzebue, Adélaïde de Wolfingen
    .