Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/296

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glorieux chancelier ? Il faut juger les hommes d’après soi, ma chère ; où avez-vous vu que le cœur humain fût ainsi fait ?

— Je souhaite que vous ayez encore raison. — Vous ne trouverez cependant pas inutile, n’est-il pas vrai, la demande que j’ai faite au syndic pour que la fille de Schumacker assiste au procès de son père, et soit placée dans la même tribune que moi ? Je suis curieuse d’étudier cette créature.

— Tout ce qui peut nous éclairer sur cette affaire est précieux, dit le chancelier avec flegme. — Mais, dites-moi, sait-on où cet Ordener est en ce moment ?

— Personne au monde ne le sait ; c’est le digne élève de ce vieux Levin, un chevalier errant comme lui. Je crois qu’il visite en ce moment Ward-Hus.

— Bien, bien, notre Ulrique le fixera. Allons, j’oublie que le tribunal m’attend.

La comtesse arrêta le grand-chancelier.

— Encore un mot, monseigneur. — Je vous en ai parlé hier, mais votre esprit était occupé, et je n’ai pu obtenir de réponse. Où est mon Frédéric ?

— Frédéric ! dit le comte avec une expression lugubre, et en portant la main sur son visage.

— Oui, répondez-moi, mon Frédéric ! Son régiment est de retour à Drontheim sans lui. Jurez-moi que Frédéric n’était pas dans cette horrible gorge du Pilier-Noir. Pourquoi votre figure a-t-elle changé au nom de Frédéric ? Je suis dans une mortelle inquiétude.

Le chancelier reprit sa physionomie impassible.

— Elphège, tranquillisez-vous. Je vous jure qu’il n’était point dans le défilé du Pilier-Noir. D’ailleurs, on a publié la liste des officiers tués ou blessés dans cette rencontre.

— Oui, dit la comtesse calmée, vous me rassurez. Deux officiers seulement ont été tués, le capitaine Lory et le jeune baron Randmer, qui a fait tant de folies avec mon pauvre Frédéric dans les bals de Copenhague ! Oh ! j’ai lu et relu la liste, je vous assure. Mais dites-moi, monseigneur, mon fils est donc resté à Walhstrom ?

— Il y est resté, répondit le comte.

— Eh bien, cher ami, dit la mère avec un sourire qu’elle s’efforçait de rendre tendre, je ne vous demande qu’une grâce, c’est de faire revenir vite mon Frédéric de cet affreux pays.

Le chancelier se dégagea péniblement de ses bras suppliants.

— Madame, dit-il, le tribunal m’attend. Adieu, ce que vous me demandez ne dépend pas de moi.