Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/301

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distinguait-on le grand christ d’ébène poli, placé au-dessus du fauteuil du président.

Cependant ce jeune homme était enveloppé d’un manteau qui de loin paraissait vert, ses cheveux en désordre avaient des reflets châtains, et le rayon inattendu qui avait dessiné ses traits… Mais non, cela n’était pas, cela ne pouvait être ! c’était une horrible illusion.

Les prisonniers étaient assis sur le banc où était descendu l’évêque. Schumacker s’était placé à l’une des extrémités ; il était séparé du jeune homme aux cheveux châtains par ses quatre compagnons d’infortune, qui portaient des vêtements grossiers, et au nombre desquels on remarquait une espèce de géant. L’évêque siégeait à l’autre extrémité du banc.

Éthel vit le président se tourner vers son père.

— Vieillard, dit-il d’une voix sévère, dites-nous votre nom et qui vous êtes.

Le vieillard souleva sa tête vénérable.

— Autrefois, répondit-il en regardant fixement le président, on m’appelait comte de Griffenfeld et de Tonsberg, prince de Wollin, prince du Saint-Empire, chevalier de l’ordre royal de l’Éléphant, chevalier de l’ordre royal de Danebrog ; chevalier de la Toison d’or d’Allemagne et de la Jarretière d’Angleterre, premier ministre, inspecteur général des universités, grand-chancelier de Danemark et de…

Le président interrompit.

— Accusé, le tribunal ne vous demande ni comment on vous a nommé, ni ce que vous avez été, mais comment on vous nomme, et ce que vous êtes.

— Eh bien, reprit vivement le vieillard, maintenant je m’appelle Jean Schumacker, j’ai soixante-neuf ans, et je ne suis rien, que votre ancien bienfaiteur, chancelier d’Ahlefeld.

Le président parut interdit.

— Je vous ai reconnu, seigneur comte, ajouta l’ex-chancelier, et comme j’ai cru voir qu’il n’en était pas de même à mon égard de votre côté, j’ai pris la liberté de rappeler à votre grâce que nous sommes de vieilles connaissances.

— Schumacker, dit le président d’un ton où l’on sentait l’accent de la colère concentrée, épargnez les moments du tribunal.

Le vieux captif l’interrompit encore :

— Nous avons changé de rôle, noble chancelier ; autrefois c’était moi qui vous appelais simplement d’Ahlefeld, et vous qui me disiez seigneur comte.

— Accusé, répliqua le président, vous nuisez à votre cause en rappelant le jugement infamant dont vous êtes déjà flétri.