Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/352

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— Mon frère, mon frère ! reprit le misérable, eh bien ! attends jusqu’à demain ! Il est impossible que le grand-chancelier ait donné l’ordre de ma mort. C’est un affreux malentendu. Le comte d’Ahlefeld m’aime beaucoup. Je t’en conjure, mon cher Nychol, la vie ! — Je serai bientôt rentré en faveur, et je te rendrai tous les services…

— Tu ne peux plus m’en rendre qu’un, Turiaf, interrompit le bourreau. J’ai déjà perdu les deux exécutions sur lesquelles je comptais le plus, celles de l’ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi. J’ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d’Islande et toi. Ton exécution, comme nocturne et secrète, me vaudra douze ducats d’or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que j’attends de toi.

— Ô Dieu ! dit douloureusement le condamné.

— Ce sera le premier et le dernier, à la vérité ; mais, en revanche, je te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en frère. — Résigne-toi.

Musdœmon se leva ; ses narines étaient gonflées de rage, ses lèvres vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de désespoir.

— Satan ! — J’aurai sauvé ce d’Ahlefeld ! j’aurai embrassé mon frère ! et ils me tueront ! et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur, sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix puisse tonner, sur eux d’un bout du royaume à l’autre, sans que ma main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes ! Ce sera pour arriver à cette mort que j’aurai souillé toute ma vie ! — Misérable ! poursuivit-il, s’adressant à son frère, tu veux donc être fratricide ?

— Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.

— Non ! s’écria le condamné. Et il s’était jeté à corps perdu sur le bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes, comme ceux d’un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi ! Je n’aurai point vécu comme un serpent formidable pour mourir comme le misérable ver qu’on écrase ! Je laisserai ma vie dans ma dernière morsure, mais elle sera mortelle.

En parlant ainsi, il étreignait en ennemi celui qu’il venait d’embrasser en frère. Le flatteur et caressant Musdœmon se montrait en ce moment ce qu’il était dans son essence. Le désespoir avait remué le fond de son âme ainsi qu’une lie, et, après avoir rampé comme le tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider lequel des deux frères était le plus effroyable, dans ce moment où ils luttaient, l’un avec la stupide férocité d’une bête sauvage, l’autre avec la fureur rusée d’un démon.

Mais les quatre hallebardiers, jusqu’alors impassibles, n’étaient pas restés immobiles. Ils avaient prêté assistance au bourreau, et bientôt Musdœmon,