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tous les quinze jours. À ce moment, Mme  Hugo tomba gravement malade ; tous les projets de rendez-vous s’évanouirent. Victor ne quittait plus le chevet de sa mère.

Or c’est dans le courant du mois de mai, qu’éloigné de celle qu’il aimait, il voulut sinon apaiser, du moins consoler son amour en le racontant.

Le besoin d’épancher certaines idées qui me pesaient, et que notre vers français ne reçoit pas, me fit entreprendre une espèce de roman en prose. J’avais une âme pleine d’amour, de douleur et de jeunesse ; je ne t’avais plus, je n’osais en confier les secrets à aucune créature vivante : Je choisis un confident muet : le papier. Je savais de plus que cet ouvrage pourrait me rapporter quelque chose. Mais cette considération n’était que secondaire quand j’entrepris mon livre.

Je cherchais à déposer quelque part les agitations tumultueuses de mon cœur neuf et brûlant, l’amertume de mes regrets, l’incertitude de mes espérances. Je voulais peindre une jeune fille qui réalisât l’idéal de toutes les imaginations fraîches et poétiques, une jeune fille telle que mon enfance l’avait rêvée, telle que mon adolescence l’avait rencontrée, pure, fière, angélique ; c’est toi, mon Adèle bien-aimée que je voulais peindre, afin de me consoler tristement en traçant l’image de celle que j’avais perdue et qui n’apparaissait plus à ma vie que dans un avenir bien lointain. Je voulais placer près de cette jeune fille un jeune homme, non tel que je suis, mais tel que je voudrais être. Ces deux créatures dominaient le développement d’un événement, moitié d’histoire, moitié d’invention, qui faisait lui-même ressortir une grande conclusion morale, base de la composition. Autour de ces deux acteurs principaux, je rangeais plusieurs autres personnages, destinés à varier les scènes et à faire mouvoir les rouages de la machine. Ces personnages étaient groupés dans les divers plans selon leur degré d’importance.

Ce roman était un long drame dont les scènes étaient des tableaux, dans lesquels les descriptions suppléaient aux décorations et aux costumes. Du reste, tous les personnages se peignaient par eux-mêmes. C’était une idée que les compositions de Walter Scott m’avaient inspirée, et que je voulais tenter, dans l’intérêt de notre littérature.

Je passai beaucoup de temps à amasser pour ce roman des matériaux historiques et géographiques, et plus de temps encore à en mûrir la conception, à en disposer les masses, à en combiner les détails. J’employai à cette composition tout mon peu de facultés ; en sorte que, lorsque j’écrivis la première ligne, je savais déjà la dernière.

Je le commençais à peine, quand un affreux malheur[1] vint disperser toutes mes idées et démonter tous mes projets. J’oubliai cet ouvrage jusqu’à Dreux, où j’eus l’occasion d’en parler à ton père, non comme d’une grande tentative littéraire, mais comme d’une bonne spéculation lucrative. C’était tout ce que ton père voulait.

De retour à Paris, je m’arrachai à ma longue apathie ; l’espoir d’être à toi m’était revenu ; je travaillai assidument à mon ouvrage jusqu’au mois d’octobre dernier, où j’achevai le quinzième chapitre[2].

Or, en juillet 1821, il était allé à pied à Dreux où habitait Adèle Foucher avec son père, et c’est dans une entrevue qu’il demanda la main d’Adèle, faisant valoir à M. Foucher toutes ses espérances d’avenir et lui parlant de son roman de Han d’Islande, dont il comptait tirer un sérieux profit.

En mai 1822, Victor bénéficiait de son titre de fiancé pour recevoir l’hospitalité des Foucher à Gentilly. Mais il devait interrompre à plusieurs reprises, sa villégiature par des voyages à Paris ; il écrivait à Adèle pendant les quelques heures où il ne la voyait pas, et il lui disait :

Il faudra cependant avoir la force de m’arracher à toi, mon Adèle, pour je ne sais quelle insipide correspondance et cet insipide roman[3].

Victor revenait donc à Paris pour ses affaires et retournait bien vite à Gen-

  1. La mort de sa mère, le 27 juin 1821.
  2. Lettres à la fiancée.
  3. Idem.