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BUG-JARGAL.

la fenêtre même de Marie ! Furieux, brandissant mon poignard, je m’élançai vers le point d’où ces sons partaient, brisant sous mes pas les tiges cassantes des cannes à sucre. Tout à coup je me sentis saisir et renverser avec une force qui me parut prodigieuse ; mon poignard me fut violemment arraché, et je le vis briller au-dessus de ma tête. En même temps deux yeux ardents étincelaient dans l’ombre tout près des miens, et une double rangée de dents blanches, que j’entrevoyais dans les ténèbres, s’ouvrait pour laisser passer ces mots, prononcés avec l’accent de la rage : Te tengo ! te tengo[1] !

Plus étonné encore qu’effrayé, je me débattais vainement contre mon formidable adversaire, et déjà la pointe de l’acier se faisait jour à travers mes vêtements, lorsque Marie, que la guitare et ce tumulte de pas et de paroles avaient réveillée, parut subitement à sa fenêtre. Elle reconnut ma voix, vit briller un poignard, et poussa un cri d’angoisse et de terreur. Ce cri déchirant paralysa en quelque sorte la main de mon antagoniste victorieux ; il s’arrêta, comme pétrifié par un enchantement ; promena encore quelques instants avec indécision le poignard sur ma poitrine, puis le jetant tout à coup : — Non ! dit-il, cette fois en français, non ! elle pleurerait trop ! — En achevant ces paroles bizarres, il disparut dans les touffes de roseaux ; et avant que je me fusse relevé, meurtri par cette lutte inégale et singulière, nul bruit, nul vestige ne restait de sa présence et de son passage.

Il me serait fort difficile de dire ce qui se passa en moi au moment où je revins de ma première stupeur entre les bras de ma douce Marie, à laquelle j’étais si étrangement conservé par celui-là même qui paraissait prétendre à me la disputer. J’étais plus que jamais indigné contre ce rival inattendu, et honteux de lui devoir la vie. — Au fond, me disait mon amour-propre, c’est à Marie que je la dois, puisque c’est le son de sa voix qui a fait seul tomber le poignard. — Cependant je ne pouvais me dissimuler qu’il y avait bien quelque générosité dans le sentiment qui avait décidé mon rival inconnu à m’épargner. Mais ce rival, quel était-il donc ? Je me confondais en soupçons, qui tous se détruisaient les uns les autres. Ce ne pouvait être le planteur sang-mêlé, que ma jalousie s’était d’abord désigné. Il était loin d’avoir cette force extraordinaire, et d’ailleurs ce n’était point sa voix. L’individu avec qui j’avais lutté m’avait paru nu jusqu’à la ceinture. Les esclaves seuls dans la colonie étaient ainsi à demi vêtus. Mais ce ne pouvait être un esclave ; des sentiments comme celui qui lui avait fait jeter le poignard ne me semblaient pas pouvoir appartenir à un esclave ; et d’ailleurs tout en moi se refusait à la révoltante supposition d’avoir un esclave pour rival. Quel était-il donc ? Je résolus d’attendre et d’épier.

  1. Je te tiens ! je te tiens !