Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/420

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
404
BUG-JARGAL.

Je ne pus me contenir.

— Quoi ! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m’a rien fait !

Il s’attendrit, sa voix s’altéra.

— Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j’aime mon chien ; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m’ont fait bien du mal.

Je l’embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.

— Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.

— Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu’ils soient, un noir est si peu de chose ! D’ailleurs, j’ai aussi à me plaindre de toi.

— Et de quoi ? repris-je étonné.

— Ne m’as-tu pas conservé deux fois la vie ?

Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s’en aperçut, et poursuivit avec amertume :

— Oui, je devrais t’en vouloir. Tu m’as sauvé d’un crocodile et d’un colon ; et, ce qui est pis encore, tu m’as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux !

La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.

— Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie.

Il éprouva comme une commotion électrique.

Maria ! dit-il d’une voix étouffée ; et sa tête tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.

J’avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J’étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu’un pareil rival, s’il l’était en effet, pût exciter en moi d’autres sentiments que la bienveillance et la pitié.

Il releva enfin sa tête.

— Va ! me dit-il, ne me remercie pas !

Il ajouta, après une pause :

— Je ne suis pourtant pas d’un rang inférieur au tien !

Cette parole paraissait révéler un ordre d’idées qui piquait vivement ma curiosité ; je le pressai de me dire qui il était et ce qu’il avait souffert. Il garda un sombre silence.

Ma démarche l’avait touché ; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit, et rapporta quelques bananes et une