Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/49

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croyant seul, — car il ne s’était pas un moment détourné, — retomba dans sa silencieuse rêverie.

Tout à coup il s’écria : — Le capitaine m’a certainement abandonné et trahi ! Les hommes… les hommes sont comme ce glaçon qu’un arabe prit pour un diamant ; il le serra précieusement dans son havre-sac, et quand il le chercha, il ne trouva même plus un peu d’eau.

— Je ne suis pas de ces hommes, dit l’étranger.

Schumacker se leva brusquement. — Qui est ici ? qui m’écoute ? Est-ce quelque misérable suppôt de ce Guldenlew ?

— Ne parlez point mal du vice-roi, seigneur comte.

— Seigneur comte ! est-ce pour me flatter que vous m’appelez ainsi ? Vous perdez vos peines ; je ne suis plus puissant.

— Celui qui vous parle ne vous a jamais connu puissant, et n’en est pas moins votre ami.

— C’est qu’il espère encore quelque chose de moi ; les souvenirs que l’on conserve aux malheureux se mesurent toujours aux espérances qui en restent.

— C’est moi qui devrais me plaindre, noble comte ; car je me suis souvenu de vous, et vous m’avez oublié. Je suis Ordener.

Un éclair de joie passa dans les tristes yeux du vieillard, et un sourire qu’il ne put réprimer entr’ouvrit sa barbe blanche, comme le rayon qui perce un nuage.

— Ordener ! soyez le bienvenu, voyageur Ordener. Mille vœux de bonheur au voyageur qui se souvient du prisonnier !

— Mais, demanda Ordener, vous, m’aviez donc oublié ?

— Je vous avais oublié, dit Schumacker reprenant son air sombre, comme on oublie la brise qui nous rafraîchit et qui passe ; heureux lorsqu’elle ne devient pas l’ouragan qui nous renverse.

— Comte de Griffenfeld, reprit le jeune homme, vous ne comptiez donc pas sur mon retour ?

— Le vieux Schumacker n’y comptait pas ; mais il y a ici une jeune fille qui me faisait remarquer aujourd’hui même qu’il y avait eu, le 8 mai dernier, un an que vous étiez absent.

Ordener tressaillit.

— Quoi, grand Dieu ! serait-ce votre Éthel, noble comte ?

— Et qui donc ?

— Votre fille, seigneur, a daigné compter les mois depuis mon départ ! Oh ! combien j’ai passé de tristes journées ! j’ai visité toute la Norvège, depuis Christiania jusqu’à Wardhus ; mais c’est vers Drontheim que mes courses me ramenaient toujours.