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BUG-JARGAL.

— Vous désolez votre serviteur, alteza ; vous exigez de lui bien plus qu’il ne peut vous accorder, à son grand regret. Ce prisonnier n’est point Jean Biassou, n’appartient pas à Jean Biassou, et ne dépend pas de Jean Biassou.

— Que voulez-vous dire ? demanda Pierrot sévèrement. De qui dépend-il donc ? Y a-t-il ici un autre pouvoir que vous ?

— Hélas oui ! alteza.

— Et lequel ?

— Mon armée.

L’air caressant et rusé avec lequel Biassou éludait les questions hautaines et franches de Pierrot annonçait qu’il était déterminé à n’accorder à l’autre que les respects auxquels il paraissait obligé.

— Comment ! s’écria Pierrot, votre armée ! Et ne la commandez-vous pas ?

Biassou, conservant son avantage, sans quitter pourtant son attitude d’infériorité, répondit avec une apparence de sincérité :

Su alteza pense-t-elle que l’on puisse réellement commander à des hommes qui ne se révoltent que pour ne pas obéir ?

J’attachais trop peu de prix à la vie pour rompre le silence ; mais ce que j’avais vu la veille de l’autorité illimitée de Biassou sur ses bandes aurait pu me fournir l’occasion de le démentir et de montrer à nu sa duplicité. Pierrot lui répliqua :

— Eh bien ! si vous ne savez pas commander à votre armée, et si vos soldats sont vos chefs, quels motifs de haine peuvent-ils avoir contre ce prisonnier ?

— Boukmann vient d’être tué par les troupes du gouvernement, dit Biassou, en composant tristement son visage féroce et railleur ; les miens ont résolu de venger sur ce blanc la mort du chef des nègres marrons de la Jamaïque ; ils veulent opposer trophée à trophée, et que la tête de ce jeune officier serve de contrepoids à la tête de Boukmann dans la balance où le bon Giu pèse les deux partis.

— Comment avez-vous pu, dit Pierrot, adhérer à ces horribles représailles ? Écoutez-moi, Jean Biassou ; ce sont ces cruautés qui perdront notre juste cause. Prisonnier au camp des blancs, d’où j’ai réussi à m’échapper, j’ignorais la mort de Boukmann, que vous m’apprenez. C’est un juste châtiment du ciel pour ses crimes. Je vais vous apprendre une autre nouvelle ; Jeannot, ce même chef de noirs, qui avait servi de guide aux blancs pour les attirer dans l’embuscade de Dompte-Mulâtre, Jeannot vient aussi de mourir. Vous savez, ne m’interrompez pas, Biassou, qu’il rivalisait d’atrocité avec Boukmann et vous ; or, faites attention à ceci, ce n’est point la foudre du ciel, ce