Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/535

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
519
BUG-JARGAL.

Escuchate, vosotros ! Si vous ne m’obéissez pas, si vous ne précipitez pas cet exécrable blanc dans le torrent, je vous maudis ! Vos cheveux deviendront blancs ; les maringouins et les bigailles vous dévoreront tout vivants ; vos jambes et vos bras plieront comme des roseaux ; votre haleine brûlera votre gosier comme un sable ardent ; vous mourrez bientôt, et après votre mort vos esprits seront condamnés à tourner sans cesse une meule grosse comme une montagne, dans la lune où il fait froid !

Cette scène produisait sur moi un effet singulier. Seul de mon espèce dans cette caverne humide et noire, environné de ces nègres pareils à des démons, balancé en quelque sorte au penchant de cet abîme sans fond, tour à tour menacé par ce nain hideux, par ce sorcier difforme, dont un jour pâle laissait à peine entrevoir le vêtement bariolé et la mitre pointue, et protégé par le grand noir, qui m’apparaissait au seul point d’où l’on pût voir le ciel, il me semblait être aux portes de l’enfer, attendre la perte ou le salut de mon âme, et assister à une lutte opiniâtre entre mon bon ange et mon mauvais génie.

Les noirs paraissaient terrifiés des malédictions de l’obi. Il voulut profiter de leur indécision, et s’écria :

— Je veux que le blanc meure. Vous obéirez ; il mourra.

Bug-Jargal répondit gravement :

— Il vivra ! Je suis Bug-Jargal. Mon père était roi au pays de Kakongo, et rendait la justice sur le seuil de sa porte.

Les noirs s’étaient prosternés de nouveau.

Le chef poursuivit :

— Frères ! allez dire à Biassou de ne pas déployer sur la montagne le drapeau noir qui doit annoncer aux blancs la mort de ce captif ; car ce captif a sauvé la vie à Bug-Jargal, et Bug-Jargal veut qu’il vive !

Ils se relevèrent. Bug-Jargal jeta sa plume rouge au milieu d’eux. Le chef du détachement croisa les bras sur sa poitrine, et ramassa le panache avec respect ; puis ils sortirent sans proférer une parole. L’obi disparut avec eux dans les ténèbres de l’avenue souterraine.

Je n’essayerai pas de vous peindre, messieurs, la situation où je me trouvais. Je fixai des yeux humides sur Pierrot, qui de son côté me contemplait avec une singulière expression de reconnaissance et de fierté.

— Dieu soit béni, dit-il enfin, tout est sauvé. Frère, retourne par où tu es venu. Tu me retrouveras dans la vallée.

Il me fit un signe de la main, et se retira.