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BUG-JARGAL.

Les habitations de mon oncle étaient voisines du fort Galifet, et ses plantations occupaient la majeure partie des plaines de l’Acul. Cette malheureuse position, dont le détail vous semble sans doute offrir peu d’intérêt, a été l’une des premières causes des désastres et de la ruine totale de ma famille.

Huit cents nègres cultivaient les immenses domaines de mon oncle. Je vous avouerai que la malheureuse condition de ces esclaves était encore aggravée par l’insensibilité de leur maître, dont une longue habitude de despotisme absolu avait endurci le cœur. Accoutumé à se voir obéi au premier coup d’œil, la moindre hésitation de la part d’un esclave était punie des plus durs traitements, et souvent l’intercession de ses enfants ne servait qu’à accroître sa colère. Nous étions donc obligés de nous borner à soulager en secret des maux que nous ne pouvions prévenir…

— Comment ! mais voilà des phrases, capitaine ! Allons, continuez ; vous ne laisserez pas passer les malheurs des ci-devant noirs, sans quelques lieux-communs sur l’humanité.

— Je vous remercie, Henri, de m’épargner un ridicule, dit froidement Delmar.

Il continua :

— Parmi cette foule de malheureux, au milieu desquels je passais souvent des journées entières, j’avais remarqué un jeune nègre pour qui ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect. Bien qu’esclave comme eux, il lui suffisait d’un signe pour s’en faire obéir. Ce jeune homme était d’une taille presque gigantesque. Sa figure, où les signes caractéristiques de la race noire étaient moins apparents que sur celle des autres nègres, offrait un mélange de rudesse et de majesté dont on se ferait difficilement l’idée. Ses muscles fortement prononcés, la largeur de ses épaules et la vivacité de ses mouvements annonçaient une force extraordinaire jointe à la plus grande souplesse. Il lui arrivait souvent de faire en un jour l’ouvrage de huit ou dix de ses camarades, pour les soustraire aux châtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-il adoré des esclaves, dont le respect, je dirais même l’espèce de culte pour lui, semblait pourtant provenir d’une autre cause. — Ce qui m’étonnait surtout, c’était de le voir aussi doux, aussi humble envers ceux qui se faisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de nos commandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés, joignant à la bassesse de leur condition l’insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisir à l’accabler de travail et de vexations. Cependant aucun d’eux n’osa jamais lui imposer de punitions humiliantes. S’il leur arrivait de l’y condamner, vingt nègres se levaient pour les subir à sa place ; et lui, immobile, assistait froidement à leur exécution, comme s’ils n’eussent fait que leur devoir. Cet homme singulier était connu dans les cases sous le nom de Pierrot.

Vous pensez bien, messieurs, que je fus longtemps avant de comprendre ce caractère dont je viens de vous retracer quelques traits. Aujourd’hui même, que quinze ans de souvenirs auraient dû effacer celui du nègre, je reconnais que rien d’aussi noble et d’aussi original ne s’est encore offert à moi parmi les hommes.

On m’avait défendu toute communication avec Pierrot. J’avais dix-sept ans quand je lui parlai pour la première fois. Voici à quelle occasion.

Je me promenais un jour avec mon oncle dans ses vastes possessions. Les esclaves,