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BUG-JARGAL.

tremblants en sa présence, redoublaient d’efforts et d’activité. Irascible par habitude, mon oncle était prêt à se fâcher de n’en avoir pas sujet, quand il aperçut tout à coup un noir qui, accablé de lassitude, s’était endormi sous un bosquet de dattiers. Il court à ce malheureux, le réveille rudement, et lui ordonne de se remettre à l’ouvrage. Le nègre effrayé se lève, et découvre en se levant un jeune plant de randia sur lequel il s’était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever. — L’arbuste était perdu. — Le maître, déjà irrité de ce qu’il appelait la paresse de l’esclave, devient furieux à cette vue. Hors de lui, il s’élance sur la hache que le nègre avait laissée à terre, et lève le bras pour l’en frapper. — La hache ne retomba pas. Je n’oublierai jamais ce moment. Une main puissante arrêta la main du colon. Un noir d’une stature colossale lui cria en français : Tue-moi, car je viens de t’offenser ; mais respecte la vie de mon frère qui n’a touché qu’à ton randia. — Ces paroles, loin de faire rougir mon oncle, augmentèrent sa rage. Je ne sais ce qu’il aurait pu faire, si je n’eusse, dès le premier moment, jeté la hache à travers les haies. — Je le suppliai inutilement. Le noir négligent fut puni de la bastonnade, et son défenseur plongé dans les cachots du fort Galifet comme coupable d’avoir porté la main sur un blanc.

Ce nègre était Pierrot. La scène dont j’avais été témoin excita tellement ma curiosité et mon intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvai aux moyens de lui parler.

Quoique fort jeune, comme neveu de l’un des plus riches colons du Cap, j’étais capitaine des milices de la paroisse de l’Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde et à un détachement de dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l’ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le fils d’un pauvre colon auquel j’avais eu le bonheur de rendre de très grands services, et qui m’était entièrement dévoué…

— Et qui s’appelait Thadée ?

— C’est cela même, mon cher lieutenant, Vous jugez sans peine qu’il ne me fut pas difficile d’obtenir de lui l’entrée du cachot du nègre. J’avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, j’eus soin de ne m’y rendre qu’à l’heure où il faisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j’arrivai à la porte du cachot ; Thadée l’ouvrit et se retira. J’entrai. — Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n’était pas seul ; un dogue énorme se leva en grondant et s’avança vers moi. — Rask ! cria le noir. — Le jeune dogue se tut et revint se coucher aux pieds de son maître.

J’étais en uniforme ; la lumière que répandait le souterrain dans cet étroit cachot était si faible, que Pierrot ne me reconnut pas.

— Je suis prêt, me dit-il d’un ton calme.

En achevant ces paroles, il se leva à demi. — Je suis prêt, répéta-t-il encore.

— Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.

Il poussa du pied quelques débris qui résonnèrent.

— Je les ai brisés.