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BUG-JARGAL.

Il y avait dans le ton dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je ne suis pas fait pour porter des fers. — Je repris :

— L’on ne m’avait pas dit qu’on vous eût laissé un chien.

— C’est moi qui l’ai fait entrer.

J’étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d’un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur, et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu’il comprit le sens de mes réflexions ; il se leva, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient facilement pu passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de dattiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.

Le chien, voyant l’issue ouverte, crut que son maître voulait qu’il sortît. Il se dressa, prêt à partir ; un geste du noir le renvoya à sa place.

La surprise me rendait muet. — Le noir me reconnut au grand jour ; mais il n’en fit rien paraître.

— Je puis encore vivre deux jours sans manger, dit-il. — Je fis un geste d’horreur. Je remarquai alors la maigreur du prisonnier. Il ajouta :

— Mon chien ne veut manger que de ma main ; si je n’avais pu élargir ce trou, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu’il faut toujours que je meure.

— Non, m’écriai-je, non ; vous ne mourrez pas de faim. — Il ne me comprit pas.

— Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j’aurais pu vivre encore deux jours sans manger ; mais je suis prêt, monsieur l’officier. Aujourd’hui vaut encore mieux que demain. — Ne faites pas de mal à Rask.

Je sentis alors ce que voulait dire son : Je suis prêt. Accusé d’un crime capital, il croyait que je venais pour le mener à la mort ; et cet homme colossal, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant : Je suis prêt !

Henri ne put s’empêcher de murmurer : — Des phrases ! — Delmar, qui s’était arrêté pour reprendre haleine, ne l’entendit pas et continua.

— Ne faites pas de mal à Rask ! répéta-t-il encore.

Je ne pus me contenir. — Quoi ! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour un bourreau, mais vous doutez encore de mon humanité envers un pauvre animal !

Il s’attendrit ; sa voix s’altéra.

— Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne ; j’aime mon chien. — Et, ajouta-t-il après un court silence, et les tiens m’ont fait bien du mal !

Je lui serrai la main, je le détrompai. — Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.

— Je savais que tu étais un blanc, et, pour les blancs, quelque bons qu’ils soient, un noir est si peu de chose ! Je ne suis pourtant pas d’un rang intérieur au tien, ajouta-t-il fièrement.

Ma curiosité était vivement excitée ; je le pressai de me dire qui il était et ce qu’il avait souffert. Il garda un sombre silence.