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BUG-JARGAL.

Ma démarche l’avait touché ; mes offres de service, mes prières vainquirent son indifférence pour la vie. Il sortit et rapporta quelques dattes et une énorme noix de coco. — Puis, il referma l’ouverture et se mit à manger. En conversant avec lui, je remarquai qu’il parlait avec facilité le français et l’espagnol, et ne paraissait pas dénué de connaissances. Cet homme était si étonnant sous tant d’autres rapports, que jusqu’alors la pureté de son langage ne m’avait pas frappé. — J’essayai de nouveau d’en savoir la cause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d’avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.

Je le voyais tous les jours à la même heure. Son affaire m’inquiétait ; malgré mes prières, mon oncle s’obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes à Pierrot : il m’écoutait avec indifférence.

Souvent Rask arrivait tandis que nous étions ensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou. Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaient tracés, puis la déchirait. J’étais habitué à ne pas lui faire de questions.

Un jour, j’entrai sans qu’il parût prendre garde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot et chantonnait, d’un ton mélancolique, l’air espagnol : Yo que soy contrabandista. — Quand il eut fini, il se tourna brusquement vers moi et me cria :

— Frère, promets, si jamais tu doutes de moi, d’écarter tous tes soupçons quand tu m’entendras chanter cet air.

Son regard était imposant ; je lui promis ce qu’il désirait. Il prit l’écorce profonde de la noix qu’il avait cueillie le jour de ma première visite et conservée depuis, la remplit de vin, m’engagea à y porter les lèvres et la vida d’un trait. À compter de ce jour, il ne m’appela plus que son frère.

Cependant, je commençais à concevoir quelque espérance. Mon oncle n’était plus aussi irrité. Je lui représentais chaque jour que Pierrot était le plus vigoureux de ses esclaves, qu’il faisait l’ouvrage de dix autres, et qu’enfin il n’avait voulu qu’empêcher son maître de commettre un crime. Il m’écoutait, et me faisait entendre qu’il ne donnerait pas suite à l’accusation. Je ne disais rien au noir du changement de mon oncle, voulant jouir du plaisir de lui annoncer sa liberté tout entière, si je l’obtenais. Ce qui m’étonnait, c’était de voir que, se croyant dévoué à la mort, il ne profitait d’aucun des moyens de fuir qui étaient en son pouvoir. — Je dois rester, me répondit-il froidement, on penserait que j’ai eu peur.

Mon oncle retira sa plainte. Je courus au fort pour l’annoncer à Pierrot. Thadée, le sachant libre, entra avec moi dans la prison. Il n’y était plus. Rask, qui s’y trouvait seul, vint à moi d’un air caressant ; à son cou était attachée une feuille de palmier ; je la pris et j’y lus ces mots : Merci ! tu m’as sauvé la vie ; n’oublie pas ta promesse.

Thadée était encore plus étonné que moi ; il ignorait le secret du soupirail, et s’imaginait que le nègre s’était changé en chien. Je lui laissai croire ce qu’il voulut, me contentant d’exiger de lui le silence sur ce qu’il avait vu.

Je voulus emmener Rask. En sortant du fort, il s’enfonça dans les haies voisines et disparut.

Mon oncle fut outré de l’évasion de l’esclave ; il ordonna des recherches que rendirent inutiles les événements que je vais raconter.