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BUG-JARGAL.

assez nombreuse, et, sur les six heures du matin, nous rentrâmes au Cap, noircis par la fumée, accablés de chaleur et de lassitude. — Je m’étais étendu sur mon manteau, au milieu de la place d’armes, espérant y goûter quelque repos, quand je vis un dragon jaune, couvert de sueur et de poussière, accourir vers moi à toutes brides. Je me levai sur-le-champ, et, au peu de paroles entrecoupées qui lui échappèrent, j’appris avec une nouvelle consternation que la révolte avait gagné les plaines de l’Acul et que les noirs assiégeaient le fort Galifet, où s’étaient renfermés les milices et les colons. Il n’y avait pas un moment à perdre. Je fis donner des chevaux à ceux de mes soldats qui voulurent me suivre, et, guidé par le dragon, j’arrivai en vue du fort sur les sept heures. Les domaines de mon oncle étaient dévastés par les flammes comme ceux du Limbé. Le drapeau blanc flottait encore sur le donjon du fort ; un moment après, cet édifice fut enveloppé tout entier d’un tourbillon de fumée, qui, en s’éclaircissant, nous le laissa voir surmonté du drapeau rouge. Tout était fini.

Nous redoublâmes de vitesse ; nous fûmes bientôt sur le champ du carnage. Les noirs fuyaient à notre approche ; mais nous les voyions distinctement, à droite et à gauche, massacrant les blancs et incendiant les habitations. Thadée, couvert de blessures, se présenta devant moi ; il me reconnut au milieu du tumulte. — Mon capitaine, me dit-il, votre Pierrot est un sorcier ou au moins un diable ; il a pénétré dans le fort, je ne sais par où, et voyez !… Quant à monsieur votre oncle et à sa famille… — En ce moment, un grand noir sortit de derrière une sucrerie enflammée, emportant un vieillard qui criait et se débattait dans ses bras. Le vieillard était mon oncle, le noir était Pierrot. — Misérable ! lui criai-je. — Je dirigeai mon pistolet sur lui ; un esclave se jeta au-devant de la balle et tomba mort. Pierrot se retourna et me parut proférer quelques paroles, puis il se perdit dans les touffes de cannes embrasées. Un instant après, un chien énorme passa à sa suite, tenant dans sa gueule un berceau que je reconnus pour celui du dernier fils de mon oncle. Le chien était Rask ; transporté de rage, je déchargeai sur lui mon second pistolet, mais je le manquai.

Cependant l’incendie continuait ses ravages ; les noirs, dont la fumée nous empêchait de distinguer le nombre, paraissaient s’être retirés. Nous fûmes forcés de retourner au Cap.

Je fus agréablement surpris d’y retrouver la famille de mon oncle ; elle devait son salut à l’escorte qu’un nègre lui avait donnée au milieu du carnage. Mon oncle seul et son plus jeune fils manquaient : je ne doutai pas que Pierrot ne les eût sacrifiés à sa vengeance. Je me ressouvins de mille circonstances dont le mystère me semblait inexpliqué, et j’oubliai totalement ma promesse.

On fortifia le Cap à la hâte. L’insurrection faisait des progrès effrayants ; les nègres de Port-au-Prince commençaient à s’agiter ; Biassou commandait ceux du Limbé, du Dondon et de l’Acul ; Jean-François s’était fait proclamer généralissime des révoltés de la plaine de Maribarou ; Boukmann, célèbre depuis par sa mort tragique, parcourait avec ses brigands les plaines de la Limonade ; et enfin les bandes du Morne-Rouge avaient reconnu pour chef un nègre nommé Bug-Jargal.

Le caractère de ce dernier, si l’on en croyait les relations, contrastait d’une manière singulière avec la férocité des autres. Tandis que Boukmann et Biassou inventaient mille genres de mort pour les prisonniers qui tombaient entre leurs mains. Bug-