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BUG-JARGAL.

Jargal s’empressait de leur fournir les moyens de quitter l’île. Les premiers contractaient des marchés avec les lanches espagnoles qui croisaient autour des côtes pour les laisser s’enrichir des dépouilles des malheureux qu’ils forçaient à fuir ; Bug-Jargal coula à fond plusieurs de ces corsaires. M. Colas de Maigné et huit autres colons distingués furent détachés par ses ordres de la roue où Boukmann les avait fait lier. On citait de lui mille autres traits de générosité qu’il serait trop long de vous rapporter.

Je n’entendais plus parler de Pierrot. Les rebelles, commandés par Biassou, continuaient d’inquiéter le Cap ; le gouverneur résolut de les repousser dans l’intérieur de l’île. Les milices de l’Acul, du Limbé, d’Ouanaminte et de Maribarou, réunies au régiment du Cap et aux redoutables compagnies jaune et rouge, constituaient notre armée active. Les milices du Dondon, du Quartier-Dauphin, renforcées d’un corps de volontaires, sous les ordres du négociant Poncignon, formaient la garnison de la ville.

Le général voulut d’abord se délivrer de Bug-Jargal, dont la diversion l’alarmait ; il envoya contre lui les milices d’Ouanaminte et un bataillon du Cap. Ce corps rentra deux jours après complètement battu. Le général s’obstina à vouloir vaincre Bug-Jargal ; il fit repartir le même corps avec un renfort de cinquante dragons jaunes et de quatre cents miliciens de Maribarou. Cette seconde armée fut encore plus maltraitée que la première. Thadée, qui était de cette expédition, en conçut un violent dépit, et me jura à son retour qu’il s’en vengerait sur Bug-Jargal ! —

Une larme roula dans les jeux de Delmar ; il croisa les bras sur sa poitrine et parut, durant quelques minutes, plongé dans une rêverie douloureuse ; enfin, il reprit :

— La nouvelle arriva que Bug-Jargal avait quitté le Morne-Rouge, et dirigeait sa troupe par les montagnes pour se joindre à Biassou. Le général sauta de joie : — Nous les tenons ! dit-il en se frottant les mains. — Le lendemain, l’armée coloniale était à une lieue en avant du Cap ; les insurgés, à notre approche, abandonnèrent précipitamment Port-Margot et le fort Galifet. Toutes les bandes se replièrent vers les montagnes. Le général était triomphant. Nous poursuivîmes notre marche. Chacun de nous, en passant dans des plaines arides et désolées, cherchait à saluer encore d’un triste regard le lieu où étaient ses champs, ses habitations, ses richesses. Souvent, il n’en pouvait reconnaître la place. — Je vous ferai grâce des réflexions. — Le soir du troisième jour, nous entrâmes dans les gorges de la Grande-Rivière. On estimait que les noirs étaient à vingt lieues dans les montagnes.

Nous assîmes notre camp sur un mornet qui paraissait leur avoir servi au même usage, à la manière dont il était dépouillé. Cette position n’était pas heureuse, il est vrai que nous étions tranquilles. Le mornet était dominé de tous côtés par des rochers à pic couverts d’épaisses forêts. La Grande-Rivière coulait derrière le camp ; resserrée entre deux côtes, elle était dans cet endroit étroite et profonde. Ses bords, brusquement inclinés, se hérissaient de touffes de buissons impénétrables à la vue. Souvent même son cours était caché par des guirlandes de lianes qui, s’accrochant aux branches des érables à fleurs rouges semés parmi les buissons, mariaient leurs jets d’une rive à l’autre, et, se croisant de mille manières, formaient sur le fleuve de larges tentes