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BUG-JARGAL.

le plus vigoureux d’entre eux me chargea sur ses épaules, et m’emporta vers les forêts, en sautant de roche en roche avec l’agilité d’un chamois. La lueur des flammes cessa bientôt de le guider ; la faible lumière de la lune lui suffit. Il se mit seulement à marcher avec moins de rapidité.

Après avoir traversé des halliers, franchi des torrents, nous arrivâmes dans une vallée située au milieu des montagnes ; ce lieu m’était absolument inconnu. Une grande partie des rebelles s’y était déjà rassemblée : c’est là qu’était leur camp. Le noir qui m’avait apporté me délia les pieds, et me remit à la garde de quelques-uns de ses camarades qui m’entourèrent. Le jour commença bientôt à paraître. Le noir revint avec des soldats nègres, assez bien armés, qui s’emparèrent de moi. Je crus qu’ils me menaient à la mort, et je me préparai à la subir avec courage. Ils me conduisirent vers une grotte éclairée des premiers feux du soleil levant. Nous entrâmes.

Entre deux haies de soldats mulâtres, j’aperçus un noir assis sur un tronc de baobab, couvert d’un tapis de plumes de perroquet. Son costume était bizarre. Une ceinture magnifique, à laquelle pendait une croix de saint Louis, servait à retenir un caleçon rayé, de toile grossière, qui formait son seul vêtement. Il portait des bottes grises, un chapeau rond, et des épaulettes dont l’une était d’or et l’autre de laine bleue. Un sabre et des pistolets d’une grande richesse étaient auprès de lui. Cet homme était d’une taille moyenne ; sa figure ignoble offrait un singulier mélange de finesse et de cruauté. Il me fit approcher, et me considéra quelque temps en silence. Enfin il se mit à ricaner.

— Je suis Biassou, me dit-il.

À ce nom, je frémis intérieurement ; mais mon visage resta calme et fier. Je ne répondis rien. Il prit un air moqueur.

— Tu me parais un homme de cœur, dit-il en mauvais français ; eh bien ! écoute ce que je vais te dire. Es-tu créole ?

— Non, je suis français.

Mon assurance lui fit froncer le sourcil.

Il reprit en ricanant :

— Tant mieux ! Je vois à ton uniforme que tu es officier. Quel âge as-tu ?

— Dix-sept ans,

— Quand les as-tu atteints ?

— Le jour où ton compagnon Léogri fut pendu.

La colère contracta ses traits ; il se contint.

— Il y a vingt jours que Léogri a été pendu, me dit-il ; français, tu lui diras ce soir, de ma part, que tu as vécu vingt et un jours de plus que lui. En attendant, choisis, ou d’être gardé à vue, ou de me donner ta parole que tu te trouveras ce soir, ici, deux heures avant le coucher du soleil, pour porter mon message à Léogri. Tu es français, n’est-ce pas ?

Je fus presque reconnaissant de la liberté qu’il ne me laissait quelques heures encore que par un raffinement de cruauté, pour mieux me faire regretter la vie. Je lui donnai ma parole de faire ce qu’il demandait. Il ordonna de me délier, et de me laisser entièrement libre.