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BUG-JARGAL.

Il fit un geste, me tourna le dos ; et ses gardes m’entraînèrent.

Je marchais au milieu d’eux sans faire de résistance ; il est vrai qu’elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d’un mont situé à l’ouest de la vallée, où nous nous reposâmes un instant. Je jetai un dernier regard sur la mer, que l’on apercevait au loin déjà rouge des feux du couchant, et sur ce soleil que je ne devais plus voir.

Mes guides se levèrent ; je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée dont l’aspect m’eût enchanté dans tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur, et communiquait au sol une humidité féconde ; on y voyait surtout des platanes à fleur d’érable, d’une force et d’une hauteur extraordinaires ; l’odier du Canada y mêlait ses fleurs d’un jaune pâle aux auréoles bleu d’azur dont se charge cette sorte de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali ; des nappes verdoyantes de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Nous marchions le long d’un sentier tracé sur le bord du torrent ; je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d’un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d’arche, d’où s’échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux, sortaient de cette ouverture. Les nègres prirent sur la gauche, et nous gravîmes le roc en suivant un chemin tortueux et inégal, qui semblait y avoir été creusé par les eaux d’un torrent desséché depuis longtemps.

Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces et les lianes sauvages qui y croissaient. Un bruit, pareil au premier, se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m’y entraînèrent. Nous avancions dans l’obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort, nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu’il devait être produit par une chute d’eau. Je ne me trompais pas. Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme, formée par la nature dans le centre même de la montagne ; la plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était couverte par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Sur cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d’une couleur jaunâtre. Au milieu du dôme, on apercevait une crevasse, à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d’arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. À l’extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans le gouffre, au fond duquel semblait flotter, sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse.

Le seul objet que l’on pût distinguer dans l’abîme était un vieil arbre, enraciné dans le roc quelques pieds au-dessous du bord, et si dépouillé de verdure, qu’on n’en pouvait reconnaître l’espèce. Cet arbre offrait un phénomène singulier ; l’humidité qui imprégnait ses racines l’empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte le dépouillait successivement de ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.

Les noirs s’arrêtèrent en cet endroit terrible et je vis qu’il fallait mourir. Ils commençaient à me lier en silence, avec des cordes qu’ils avaient apportées, quand je crus entendre les aboiements lointains d’un chien ; je pris ce bruit pour une illusion causée par le mugissement de la cascade.